Travail, métier et compétences humanitaires : les ambiguïtés et les perspectives de la professionnalisation

Dorothée Lintner
Dorothée LintnerDirectrice générale de l’école humanitaire Bioforce depuis 2022, elle a construit son parcours dans l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. Agrégée et docteure de littérature française, elle a enseigné dans différentes universités en France, au Royaume-Uni et au Liban. Dorothée a travaillé pendant dix ans dans la formation professionnelle en entreprise.

Précieux propos que celui de la directrice générale de « l’école humanitaire ». Partant d’un travail de définition, Dorothée Lintner aide à mieux comprendre les particularités du travail humanitaire et les impacts de la professionnalisation.


La professionnalisation du secteur humanitaire reste un sujet débattu[1]Voir les articles : Erwan Quéinnec, « La croissance des ONG humanitaires. Une innovation devenue institution », Revue Française de Gestion, vol. 8, n° 177, 2007, p. 83-94 ; Pascal … Continue reading : est-elle suffisante ? Est-elle excessive ? Est-elle surtout adaptée aux enjeux opérationnels et aux compétences de demain ?

La professionnalisation concerne à la fois le système humanitaire dans son ensemble, qui doit agir de manière rigoureuse, transparente et normée, mais aussi les individus, dont le travail doit être organisé, formalisé selon des cadres, des tâches et des compétences claires.

L’inéluctabilité de la professionnalisation, tout comme celle de la localisation de l’aide, ne sont plus à démontrer : ce sont des évidences auxquelles les organisations non gouvernementales (ONG), et notamment celles qui ont fondé le système, se sont pliées. Les cadres financiers et des ressources humaines (RH) se sont considérablement renforcés, de la même façon que les offres de formation dans le domaine se sont développées.

Toutefois, il apparaît que ce cadrage renforcé de l’action humanitaire reste mal assumé, et que l’on ne sait souvent pas bien qualifier cette activité. Est-ce un travail ? un métier ? un emploi ? une profession ? Bref, assume-t-on de faire carrière dans l’humanitaire aujourd’hui ?

Pour mieux appréhender les perceptions parfois contradictoires concernant le travail humanitaire, il faudra tout d’abord reposer quelques définitions. Cela nous permettra de synthétiser quelques enjeux autour de ce sujet, et de proposer quelques suggestions pour mieux orienter cette professionnalisation.

Travail, emploi, métier humanitaire: de quoi parle-t-on?

Les définitions usuelles du mot « travail » distinguent trois catégories sémantiques : la première, obstétrique, renvoie à l’accouchement ; la deuxième insiste sur l’activité, tandis que la troisième s’intéresse plutôt au processus de transformation. Dans tous les cas, le travail est synonyme de labeur (étymologiquement, c’est même un instrument de torture, le tripalium).

En tant qu’activité, le terme insiste sur deux dimensions : tout d’abord, il s’agit d’une activité organisée, et ensuite elle vise à atteindre un objectif déterminé et utile[2]« Ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile », Dictionnaire Le Robert. : le travail n’est pas un loisir. En tant que processus, le terme signifie une « action continue, progressive, […] qui aboutit à une modification observable[3]Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/definition/travail ». Cette définition est intéressante dans le cadre de l’action humanitaire, nous y reviendrons.

Les mots « emploi » et « métier » précisent davantage le cadre du travail : celui-ci est rémunéré, il est reconnu, et il est spécifique[4]« Somme du travail humain effectivement employé et rémunéré, dans un système économique », Le Robert.. Le terme de « métier », comme celui de « profession », ont toutefois une signification plus riche encore, car ils indiquent l’existence de secteurs professionnels spécifiques. En outre, par leur étymologie, ces deux termes ont aussi un sens religieux et moral qui n’est pas sans intérêt pour notre sujet, nous y reviendrons également.

Sans rentrer dans le détail de cette gradation, que la sociologie des professions a bien analysée, allant de la « tâche » jusqu’à la « profession[5]Voir l’article éclairant de Claire Tourmen, « Activité, tâche, poste, métier, profession : quelques pistes de clarification et de réflexion », Santé Publique, vol. 19, … Continue reading », il est intéressant de prendre en compte ces nuances, car elles éclairent les perceptions parfois contradictoires que le secteur humanitaire a sur sa propre activité.

L’humanitaire: un travail mal assumé?

En effet, le secteur ne semble pas à l’aise avec ces contours. Au « travail » humanitaire, on lui préfère souvent le terme d’« action humanitaire » et, mieux encore, les individus préféreront parler de leurs « missions ». L’objectif prime sur le cadre ; le sens prime sur le contrat. Bioforce avait déjà fait ce constat en menant une étude sur l’état des métiers humanitaires en 2019. Nombre de répondants avaient indiqué qu’ils se sentaient moins exercer un métier spécifique que faire partie d’un environnement[6]Rory Downham, « La professionnalisation de l’action… », art. cit., p. 118 : « Ainsi, dans un premier temps, l’étude SOHP semble indiquer que l’existence même de “métiers … Continue reading.

Cette perception s’explique bien si l’on repense au deuxième sens du mot travail, en tant que processus de transformation. L’action humanitaire vise à répondre aux effets des crises et concentre beaucoup de ses efforts à prouver que sa démarche amène un changement positif et mesurable[7]Voir les approches de théorie du changement, etc..

Cependant, cette perception est étonnante pour deux raisons. Tout d’abord parce que d’autres métiers, très proches, assument pleinement ce cadre et cette appellation : c’est le cas du travail social qui, selon la définition qu’en donne le code de l’ONU, vise à apporter une aide aux personnes[8]« Le travail social est une activité visant à aider à l’adaptation réciproque des individus et de leur milieu social, cet objectif est atteint par l’utilisation de techniques et de … Continue reading. Les différents appareils législatifs en France rappellent qu’il a aussi pour mission d’accompagner les personnes dans le respect de leur dignité, et selon des principes de solidarité[9]Voir aussi la définition du code de l’action sociale et des familles, Légifrance, Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social, … Continue reading. En outre, c’est un secteur d’emploi très réglementé, y compris par ses diplômes. Des certifications professionnelles dédiées existent, et les écoles qui les délivrent ont un agrément spécifique[10]Légifrance, Titre V : Formation des travailleurs sociaux (Articles L451-1 à L452-1), https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006074069/LEGISCTA000006142857.

Ensuite, le travail humanitaire consiste à mener des activités et des tâches particulièrement normées et contrôlées. La quantité de cadres et de standards produits par les bailleurs et les ONG elles-mêmes créent des réflexes et des pratiques qui rendent le travail tout à fait spécifique, qui créent des métiers spécifiques (la gestion financière, par exemple), alors même que le poids de ces normes est dénoncé par le secteur.

C’est ainsi que les écoles qui forment aux compétences humanitaires, comme Bioforce, ont pu obtenir par le ministère français du Travail, la création de certifications professionnelles sur un certain nombre de métiers humanitaires. En validant des référentiels métiers fondés sur des analyses de situations professionnelles, d’annonces d’emplois proposées par le secteur, et d’enquêtes, l’autorité publique reconnaît le caractère spécifique de ce travail humanitaire.

Pour autant, l’ambiguïté demeure, puisqu’il n’existe, en France, aucune « branche professionnelle » de la solidarité, et donc aucun observatoire permettant d’analyser l’évolution des compétences et des emplois dans le secteur. Il n’existe pas non plus, à la différence d’autres domaines tels que les sciences de l’ingénierie ou de la gestion, de réglementation spécifique encadrant les écoles qui délivrent des diplômes de l’action humanitaire[11]La commission des titres d’ingénieur, la Conférence des grandes écoles (écoles d’ingénieurs, de commerce…).. Le secteur tente de se doter de labels, mais leur reconnaissance reste limitée. Celui élaboré par l’organisation PM4NGO vise, par exemple, à certifier les compétences en gestion de projet dans les organisations de la société civile. Cependant, ce label reste très concurrencé par des marques internationales comme le Project Management Institute. De même HPass, formé par quelques acteurs de la formation humanitaire, reste secondaire par rapport à tous les certificats délivrés par des établissements de renom.

Un dernier paradoxe tient au fait que le secteur humanitaire, alors même qu’il est très contraint par les normes et les exigences de redevabilité, reste, semble-t-il, un très petit pourvoyeur d’emplois : à peine 650 000 salariés dans le monde, d’après la coordination humanitaire (rapport SOHS 2022[12]Alice Obrecht, Sophia Swithern and Jennifer Doherty, The State of the Humanitarian System, ALNAP, 2022, p. 62, … Continue reading). Si le secteur n’assume toujours pas complètement le discours sur sa professionnalisation, force est de constater qu’une personne qui intègre ces métiers de niche, malgré le poids des normes et le très faible nombre de postes salariés, fait bien « profession » d’humanitaire.

Faire carrière dans l’humanitaire?

Le terme de « profession », qui se rapproche le plus de celui de « professionnalisation », ouvre un autre champ de discussion, assez paradoxal là encore. Car ce mot est plus large que celui d’emploi. Il renvoie davantage à l’idée d’une communauté créée autour d’un même métier, qui considère progressivement que son activité est avant tout fondée sur des valeurs communes, dont découlent des compétences et des modes de travail propres. Les termes de « métier » et de « profession » ont d’ailleurs dans leur étymologie ou dans certains de leurs contextes une dimension religieuse ou mystique : le ministerium, duquel est né le terme métier, signifie le service divin. De même, le terme de profession renvoie à la profession de foi. Faire profession d’une opinion ou d’une croyance, c’est la déclarer ouvertement.

Faire profession d’humanitaire devrait donc donner lieu à de longues et riches carrières. Mais à l’engagement de longue durée s’oppose la réalité matérielle des offres d’emploi : les contrats sont souvent temporaires, les possibilités d’évolution limitées, ce qui empêche de créer les conditions d’un accompagnement de la part de l’organisation à l’égard des collaborateurs. Mettre en place une politique de « développement RH » n’est donc pas aisé[13]Cela n’est cependant pas propre au secteur humanitaire : tous les secteurs d’emploi dans lesquels les contrats de travail sont majoritairement temporaires ou en freelance (comme dans les … Continue reading.

Du point de vue des salariés, on retrouve une ambiguïté similaire : bien que le sens de l’engagement prime souvent sur les modalités contractuelles et les niveaux de rémunération[14] Voir, dans ce même numéro, l’article sur l’étude qui a été menée par la Coordination Humanitaire et Développement sur la rémunération dans les ONG/OSC, p. 51-60., les travailleurs sont de plus en plus attentifs aux conditions de travail (cotisations pour la retraite, congés pendant les missions, protection, formation). C’est probablement une des raisons pour lesquelles beaucoup font le choix – après avoir acquis un peu d’expérience – de l’auto-entreprise. Ils mènent de manière autonome de nombreuses missions, non plus opérationnelles mais en renfort, quand la ressource salariée qualifiée vient à manquer dans les organisations. Ces indépendants restent engagés pour le secteur, mais pas dans une filière « métier » ni dans une organisation. La vogue du « consulting » humanitaire est peut-être aussi renforcée par deux tendances que sont la localisation de l’aide et le besoin de former et d’accompagner des partenaires locaux. Mobiles, flexibles et rôdés aux terrains, les travailleurs à leurs comptes sont facilement mobilisables par les organisations et répondent efficacement à ce double enjeu.

 L’«après» et la question des passerelles métiers

Un dernier point à considérer est « l’après humanitaire » : la question se pose particulièrement pour toute la génération d’anciens humanitaires, notamment européens, qui, après de nombreuses années sur les terrains de crise, souhaitent rentrer. Ils n’intègrent que rarement les sièges des ONG, car les postes sont très limités et ne correspondent pas toujours à leurs attentes, très éloignées des terrains d’opération.

Pour cette raison, la reconnaissance des compétences et des expériences acquises est clé, afin de permettre une réinsertion dans d’autres filières, d’autres environnements. Des organisations comme Résonances Humanitaires travaillent depuis de nombreuses années à favoriser ce retour professionnel et personnel dans des environnements plus stables. Cependant, une difficulté, déjà évoquée, revient : moins ce travail humanitaire est structuré, moins il est compris et reconnu par d’autres filières métiers. Et plus le secteur se donne un cadre et affiche sa spécificité, plus il crée un sentiment d’exception qui rend aussi difficile la réorientation professionnelle. Aujourd’hui, même les liens entre les métiers de l’urgence sociale et de l’humanitaire restent ténus, car les deux mondes ne se connaissent pas si bien et ne partagent ni les mêmes réseaux ni les mêmes procédures : l’urgence sociale, par exemple, qui consiste en un travail de réinsertion s’inscrivant dans la durée, n’est pas vraiment fondée sur une culture de projet.

Renforcer les données et la prospective RH?

En définitive, peut-être manque-t-il aujourd’hui un travail de recherche qui permettrait de recueillir et d’analyser des données RH fiables, précises, et consolidées. On affinerait la connaissance de ce « bassin d’emplois » que représente le secteur de l’aide et de la manière dont il évolue : les parcours de carrière (en comparant main-d’œuvre locale et internationale), la vitesse de renouvellement des viviers, les passerelles entre les métiers, les mobilités professionnelles entre l’urgence et le développement, et entre l’urgence sociale et internationale (dans les pays du Nord comme du Sud).

Il serait tout aussi utile de mener un travail de prospective sur le travail humanitaire à cinq ou dix ans, qui permette à la fois d’élaborer une vision du travail humanitaire de demain, d’identifier les connaissances manquantes, les obstacles à dépasser et les manières de plaider pour faire advenir le changement. Ainsi, les organisations locales et internationales pourraient se préparer en conséquence et accompagner les équipes.

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References

References
1 Voir les articles : Erwan Quéinnec, « La croissance des ONG humanitaires. Une innovation devenue institution », Revue Française de Gestion, vol. 8, n° 177, 2007, p. 83-94 ; Pascal Dauvin, « Être un professionnel de l’humanitaire ou comment composer avec le cadre imposé », Revue Tiers Monde, vol. 4, n° 180, 2004, p. 825-840 ; Rory Downham, « La professionnalisation de l’action humanitaire : un chantier qui reste ouvert », Alternatives Humanitaires, n° 16, mars 2021, p. 114-128.
2 « Ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile », Dictionnaire Le Robert.
3 Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/definition/travail
4 « Somme du travail humain effectivement employé et rémunéré, dans un système économique », Le Robert.
5 Voir l’article éclairant de Claire Tourmen, « Activité, tâche, poste, métier, profession : quelques pistes de clarification et de réflexion », Santé Publique, vol. 19, n° Hors-série, 2007, p. 15-20.
6 Rory Downham, « La professionnalisation de l’action… », art. cit., p. 118 : « Ainsi, dans un premier temps, l’étude SOHP semble indiquer que l’existence même de “métiers humanitaires” en tant que tels est discutée. L’enquête a démontré qu’en règle générale les humanitaires ne s’identifient pas à un métier humanitaire spécifique, mais plutôt au secteur humanitaire en général ».
7 Voir les approches de théorie du changement, etc.
8 « Le travail social est une activité visant à aider à l’adaptation réciproque des individus et de leur milieu social, cet objectif est atteint par l’utilisation de techniques et de méthodes destinées à permettre aux individus, aux groupes, aux collectivités de faire face à leurs besoins, de résoudre les problèmes que pose leur adaptation à une société en évolution, grâce à une action coopérative, d’améliorer les conditions économiques et sociales », cité dans Sandrine Dauphin, « Le travail social : de quoi parle-t-on ? », Informations sociales, vol. 2, n° 152, 2009, p. 8-10.
9 Voir aussi la définition du code de l’action sociale et des familles, Légifrance, Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000034633910
10 Légifrance, Titre V : Formation des travailleurs sociaux (Articles L451-1 à L452-1), https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006074069/LEGISCTA000006142857
11 La commission des titres d’ingénieur, la Conférence des grandes écoles (écoles d’ingénieurs, de commerce…).
12 Alice Obrecht, Sophia Swithern and Jennifer Doherty, The State of the Humanitarian System, ALNAP, 2022, p. 62, https://sohs.alnap.org/2022-the-state-of-the-humanitarian-system-sohs-%E2%80%93-full-report
13 Cela n’est cependant pas propre au secteur humanitaire : tous les secteurs d’emploi dans lesquels les contrats de travail sont majoritairement temporaires ou en freelance (comme dans les métiers du numérique) sont aussi concernés.
14 Voir, dans ce même numéro, l’article sur l’étude qui a été menée par la Coordination Humanitaire et Développement sur la rémunération dans les ONG/OSC, p. 51-60.

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