gaza

Ukraine-Gaza : de la disparition de la stratégie

Vincent Desportes
Vincent DesportesIngénieur, docteur en histoire, diplômé d’études supérieures en administration d’entreprise et en sociologie, Vincent Desportes est général de division (r). Après une carrière opérationnelle qui l’a conduit à exercer des commandements multiples, il s’est orienté vers la formation supérieure, la réflexion stratégique et l’international. Dans ce cadre, il a notamment exercé aux États-Unis entre 1998 et 2003. Après deux années au sein de l’US Army, dont il est diplômé du National War College, il a été attaché militaire à l’ambassade de France à Washington. De retour en France, il a été nommé Conseiller défense du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale avant de prendre la direction du Centre de doctrine d’emploi des forces ; pendant trois ans, Vincent Desportes y a été responsable de l’élaboration des stratégies et du retour d’expérience de l’armée de terre. De 2008 à 2010, il a dirigé l’École de guerre, l’institut de formation supérieure des armées. Vincent Desportes est l’auteur de nombreux ouvrages dont Guerre, technologie et société (avec Régis Debray et Caroline Galactéros-Luchtenberg, chez Nuvis-Phebe Éditions, 2014) et La dernière bataille de France (Gallimard, 2015) pour lequel il a reçu le prix Jacques-de-Fouchier 2016 de l’Académie française.

Ces deux guerres « existentielles » font-elles perdre la raison à leurs acteurs au point que, oubliant la stratégie, ils ne se livrent qu’à des tactiques guerrières ? Rappelant que toute sortie de crise est politique, et considérant que la guerre ne peut avoir de sens que si elle cherche à produire un état de paix meilleur que le précédent, ce n’est pas le moindre des mérites de cet article, écrit par un expert militaire de haut rang, que de nous faire prendre la mesure de ces enjeux.


Les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien frappent les opinions publiques par leur violence déchaînée. Ils donnent l’impression d’une régression profonde dans les rapports entre États, donc d’une régression de la civilisation dès lors que l’on définit celle-ci comme le refus de « l’entre-égorgement », la maîtrise de la violence et son endiguement juridique et moral au profit du dialogue politique. Les leçons de ces conflits sont multiples, quel que soit l’angle d’analyse. Mon regard sera ici celui du stratégiste observateur des comportements guerriers, de leur rapport avec la psychologie des peuples, et de la perception du droit de la guerre qui façonnent les acteurs.

S’agissant de la stratégie, ce qui frappe d’abord c’est son étrange absence. Les deux conflits opposent des dirigeants qui maîtrisent plus ou moins l’art opérationnel (art de faire produire aux armes de l’efficacité militaire), mais qui négligent largement l’art stratégique consistant pour sa part à produire de l’efficacité politique, c’est-à-dire un état de paix meilleur que le précédent. Ces dirigeants semblent estimer que l’exploitation de la force brute et des rapports de forces dominants produisent par eux-mêmes un résultat politique sans qu’il soit véritablement nécessaire de le penser et de le définir. On prendra ce qui viendra et on verra : c’est la négation même de l’esprit stratégique qui vise toujours une fin au-delà de la bataille, puis choisit les voies de l’action et en coordonne les moyens.

Russie-Ukraine, ou l’absence d’acteurs stratégiques

Le mépris que les Russes portent aux Ukrainiens les conduit à lancer le 24 février 2022 une vaste attaque encerclante qui, sans rien prioriser, ignore les règles fondamentales de l’art opérationnel et prétend, en trois jours, écraser une nation dont ils n’ont pas compris qu’elle existait déjà. Les buts ne sont définis qu’en termes généraux, surtout idéologiques ; le flou s’installe dès les premiers revers. Très vite, l’armée russe est contrainte à la défensive, redéfinissant au jour le jour les objectifs en fonction des aléas. Dans ce schéma, la force brute l’emporte sur l’intelligence et le respect du droit, la stratégie se subordonnant à la tactique qui en définit les objectifs.

Face à la déferlante russe, l’Ukraine, acculée d’abord, réagit de manière brillante, mais, vite aveuglée par ses remarquables succès, elle oublie que l’espoir ne saurait être une stratégie. Elle se lance dans une contre-offensive vouée à l’échec et qui l’accule à une difficile manoeuvre défensive. Car la stratégie – art du possible – ne peut mépriser les rapports de force. Dédaigneux des contraintes (profondeurs stratégiques réciproques, moyens disponibles à court, moyen et long termes, intérêts internationaux, etc.), le pouvoir ukrainien s’enferme dans une rhétorique absolutiste, méprise la réalité et se donne des objectifs inatteignables qui le condamnent peu à peu au repli. L’Ukraine lance cependant, au début du mois d’août 2024, une audacieuse offensive en territoire russe. Celle-ci lui permet de s’emparer d’une partie non négligeable de l’oblast de Koursk. À l’heure où ces lignes sont écrites, l’Ukraine tient sa tête de pont sans cependant parvenir à ralentir la pression russe sur le front de Donetsk.

Ce n’est guère mieux aux États-Unis où l’on confond aide militaire et stratégie globale. Passant au niveau de logique supérieur, la stratégie américaine aurait pu d’emblée accepter l’évolution du monde (montée du Sud global, rejet de l’Occident, de l’universalisme onusien et de l’ordre du monde établi par les vainqueurs de 1945) et participer à la construction d’un nouveau système mondial basé sur une nouvelle architecture de sécurité incluant la Russie. La prise en compte des perceptions et des intérêts légitimes des uns et des autres aurait permis à la première puissance mondiale d’espérer jouer le rôle d’arbitre, et d’élaborer la solution stratégique de cette tragédie est-européenne. Elle en aurait été d’ailleurs la première bénéficiaire.

« L’Europe, qui se perçoit pourtant comme une forme majeure de la civilisation et de la raison, au lieu de s’imposer et d’imposer une planification stratégique commune Ukraine-Europe – voire États-Unis –, adopte une posture purement réactive. »

L’aveuglement est pire encore en Europe. La stratégie suppose une vision commune ; or, celle-ci fait défaut aux différents acteurs étatiques dont les intérêts, objectifs et perceptions s’avèrent différents, voire opposés. Impossible par conséquent de bâtir une stratégie autour d’une compréhension partagée des conditions conduisant à la paix. Partant, il devenait impossible de concevoir un système de sécurité européen solide, garant de l’équilibre des intérêts fondamentaux des parties prenantes au sein d’un ordre mondial radicalement transformé. Alors, faute de savoir ce qu’ils voulaient in fine, les États occidentaux s’affrontent, tout en trichant sur les chiffres, dans des concours de beauté en matière de fourniture d’armement. Pas de stratégie, dont le propre est l’anticipation : le soutien est dimensionné en termes de satisfaction immédiate des exigences de la bataille en cours, les considérations militaires du moment éclipsant les intérêts politiques à long terme.

Ainsi l’Ukraine reçoit-elle, au petit bonheur la chance, toute une quincaillerie hétéroclite qu’elle se voit contrainte d’engager à la Curiace, autrement dit sans stratégie, dans un combat où les apports ponctuels perdent leur efficacité. L’envoi, par la suite, de matériels bien plus sophistiqués ne change rien à cette règle d’airain : être stratège, c’est être proactif. Or l’Europe, qui se perçoit pourtant comme une forme majeure de la civilisation et de la raison, au lieu de s’imposer et d’imposer une planification stratégique commune Ukraine-Europe – voire États-Unis –, adopte une posture purement réactive. Elle subit le choix des autres, réagissant toujours avec un coup de retard aux menées russes, aux décisions américaines et à celles, mal concertées, de l’un ou l’autre des acteurs otaniens. Bilan : alors que les rapports de richesse, de moyens globaux et de potentialités sont infiniment supérieurs côté occidental, c’est la Russie qui mène la danse.

Moyen-Orient : la stratégie du pire

Au Moyen-Orient, l’absence de stratégie est encore plus caricaturale. Le conflit étant, de part et d’autre, existentiel, il fait perdre raison des deux côtés. C’est le Hamas qui, en termes politiques, s’en sort le mieux. Un objectif pour lui : casser la dynamique des accords d’Abraham (2020) dont les premières victimes sont les deux millions de prisonniers à ciel ouvert de la bande de Gaza et, bien sûr, le Hamas lui-même. L’objectif est atteint pour cet acteur terroriste qui n’a de pitié ni pour les siens ni pour les autres, la fin justifiant tous les moyens : le dossier israélo-palestinien repasse bien au sommet de la pile et ne le quittera plus avant qu’une solution globale et pérenne soit trouvée.

Israël en revanche, traumatisé par les horreurs du 7-Octobre, rigidifié par ses difficultés politiques internes et, pire encore, contraint par les intérêts personnels de son Premier ministre, abandonne toute vision stratégique et se laisse mener à l’aveugle par le courant ultranationaliste, suprémaciste et messianique qui le ronge depuis des décennies. De stratégique, le but de la guerre devient uniquement technique : détruire une fois pour toute la vipère terroriste, penser en termes de tactique sans se préoccuper du « jour d’après » et donc de la sortie, forcément politique, de la crise.

« La protection des Palestiniens est autant une responsabilité morale qu’un impératif stratégique, mais les gigantesques dommages collatéraux qui indignent le monde entier sont passés par pertes et profits. »

Les objectifs de guerre sont légitimes, mais irréalistes : le but unique devient la destruction de l’autre, alors même qu’elle est impossible, quel que soit le coût humain des deux côtés. La protection des Palestiniens est autant une responsabilité morale qu’un impératif stratégique, mais les gigantesques dommages collatéraux qui indignent le monde entier sont passés par pertes et profits. Ce mépris des conséquences à terme fait dire au général Eisenkot, ancien chef d’état-major de Tsahal, que « la guerre est menée en fonction d’objectifs tactiques, sans que des mesures significatives ne soient adoptées pour atteindre les objectifs stratégiques »[1]Amelia Hankins, « Le sentiment grandit qu’Israël n’avance pas à Gaza », L’Orient-Le Jour, 21 février 2024, … Continue reading. La guerre devient une dévastation volontaire, systématique, délibérée, qui se transforme aux yeux du monde en un châtiment collectif indéfendable, aussi brutal que vain, une catastrophe humanitaire et morale, et par conséquent stratégique.

L’idée qu’Israël peut survivre et prospérer sans résoudre la question palestinienne, en occultant cette dernière – autrement dit, sans s’attaquer aux causes profondes des griefs palestiniens – prévient toute élaboration d’une stratégie de long terme. Convaincu de son écrasante supériorité militaire, Israël se perd dans la campagne de Gaza par la mise en oeuvre inconditionnelle d’une stratégie illusoire devenue un simple mode opératoire. La loi du talion ne peut pourtant servir de stratégie militaire : oubliant de préserver la légitimité de sa guerre par un juste équilibre entre considérations militaires et d’humanité, aggravant l’image qu’il donne de lui-même par sa politique d’expansion agressive des colonies en Cisjordanie, il devient ainsi « son propre et pire ennemi »[2]Jean-Philippe Rémy et Kerem Maharal, « Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet : “Si nous refusons la paix, ce qui nous attend sera pire que le 7 octobre” », Le Monde, 24 janvier 2024., selon l’expression de l’amiral israélien Ami Ayalon. L’émotion planétaire déclenchée par les massacres du 7-Octobre lui avait pourtant conféré d’entrée sympathie et droit à riposter. Mais Israël a justement oublié dans ses manières de répondre que le droit « à la guerre », le jus ad bellum, se juge ex post : il est qualifié ou disqualifié en fonction de la façon dont la guerre est conduite et des résultats qu’elle produit. Le monde effaré découvre que les victimes collatérales ne semblent pas plus importantes pour Israël que pour le Hamas, les renvoyant ainsi dos à dos.

Un état de paix pérenne meilleur que le précédent, s’il avait été recherché avec obstination dans le respect des intérêts et perceptions des uns et des autres, aurait été possible, mais il l’est de moins en moins. Il aurait facilité une sortie par le haut, à la hauteur de cette grande nation qu’est Israël, en assurant pour le long terme la survie d’un pays de plus en plus menacé non par les armes, mais par les dynamiques démographiques et l’arithmétique de la rébellion, les opérations militaires d’Israël produisant sûrement plus de terroristes qu’elles n’en détruisent.

La stratégie : gagner la guerre, donc la paix, et non la bataille

Ainsi, ces deux affrontements montrent clairement que lorsque la civilisation (c’est-à-dire la stratégie), disparaît derrière la logique guerrière, lorsque la guerre n’est plus conçue comme un outil ultime de communication, mais comme une machine à détruire, les conflits s’enlisent dans une violence déchaînée parce qu’ils ne sont plus conduits par le fil rouge d’une finalité politique raisonnable. La guerre devenant progressivement sa propre fin, elle se transforme en guerre sans fin.

« La guerre devenant progressivement sa propre fin, elle se transforme en guerre sans fin. »

À travers les horreurs de ces deux conflits, nous assistons au retour de l’Histoire et à celui du mode de régulation historique du monde, un moment assoupi par l’intelligence de l’esprit de San Francisco 1945[3]La conférence de San Francisco, qui s’est tenue du 25 avril au 26 juin 1945, marqua l’acte de naissance de l’Organisation des Nations unies et se conclut par l’adoption de la Charte des … Continue reading : celui des rapports de force oublieux de ce que Hegel appelait fort justement « l’impuissance de la victoire ». Alors remontent et s’imposent les vieilles psychologies des peuples, un moment contenues par les apports de la civilisation. Pour la Russie : complexe obsidional (inscrit dans le conscient et l’inconscient depuis l’invasion mongole venue de l’Est, suédoise venue du Nord, polonaise, napoléonienne et hitlérienne venues de l’Ouest), et sentiment d’oppression depuis la chute de Constantinople en 1453 qui fit de la Russie le seul pôle de l’orthodoxie. La grande stratégie devient idéologie : elle s’efface derrière des peurs récurrentes depuis des siècles, celles de l’encerclement et de la menace aux frontières. Pour Israël : depuis les premières implantations juives, sentiment de vivre en sursis dans un monde hostile, entouré d’ennemis déterminés ne recherchant que sa disparition, et conviction que la démonstration de force plus que la stratégie peut assurer sa survie. La logique est poussée jusqu’à l’absurde, au point de conduire des guerres au mépris des règles élémentaires du jus in bello – le droit international humanitaire – pourtant établies au cours des siècles par cet Occident dont Israël se réclame.

« La guerre, en effet, toujours davantage subordonnée à sa nature et inclinant à sa pente qui la pousse à l’extrême, ne sait  produire par elle-même que destruction, mort, et désolation. »

La posture qui consiste à oublier la nécessité de la pensée et du comportement stratégiques et à laisser faire la guerre parce que c’est populaire politiquement est irresponsable. La guerre, en effet, toujours davantage subordonnée à sa nature et inclinant à sa pente qui la pousse à l’extrême, ne sait produire par elle-même que destruction, mort, et désolation. À l’inverse, lorsque la guerre devient inévitable, le stratège doit être sûr que même si elle est contraire à la raison, cette dernière doit régler la conception et la conduite stratégiques en dépit des émotions et passions engendrées par la violence guerrière. Le stratège ne doit cesser de penser « au jour d’après », il doit savoir dépasser le mirage de la victoire militaire et ne jamais oublier que le but de la guerre est de créer, par la stratégie, les conditions de la paix de demain.

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Amelia Hankins, « Le sentiment grandit qu’Israël n’avance pas à Gaza », L’Orient-Le Jour, 21 février 2024, https://www.lorientlejour.com/article/1368933/le-sentiment-grandit-quisrael-navance-pas-a-gaza.html
2 Jean-Philippe Rémy et Kerem Maharal, « Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet : “Si nous refusons la paix, ce qui nous attend sera pire que le 7 octobre” », Le Monde, 24 janvier 2024.
3 La conférence de San Francisco, qui s’est tenue du 25 avril au 26 juin 1945, marqua l’acte de naissance de l’Organisation des Nations unies et se conclut par l’adoption de la Charte des Nations unies [NDLR].

You cannot copy content of this page