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Il s’installe une folle indifférence face aux malheurs du monde

Pierre Micheletti
Pierre MichelettiMédecin, administrateur de l’association de sauvetage en mer SOS Méditerranée, membre de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), président d’honneur d’Action contre la Faim, ancien président de Médecins du Monde. Pierre Micheletti est notamment l’auteur de 0,03% ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international, 2020, Éditions Parole. (Mise à jour en mars 2025)

Publié le 11 mars 2025

L’effondrement des financements occidentaux destinés à l’aide internationale – celle de l’action humanitaire d’urgence, comme celle de l’aide publique au développement (APD) – constitue une déflagration. Les conséquences dramatiques pour les populations délaissées surviennent sur des fragilités structurelles – clairement identifiées depuis des années[1]Tribune collective, « Il faut un nouveau pacte mondial pour financer l’aide humanitaire internationale », Le Monde, 17 juillet 2023. -, d’un modèle économique de la solidarité internationale dont l’obsolescence éclate au grand jour. C’est la façon brusque, non-négociée sur les modalités et cibles des désengagements opérés, qui prend une allure dramatique.

Les « quatre tentations » portées par le système financier jusqu’ici en vigueur[2]Anne-Cécile Robert, 0,03% ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international, Le Monde diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/03/ROBERT/62861, désormais assumées sans complexe par le nouveau gouvernement des États-Unis, sont patentes : occidentalo-centrisme des pays donateurs ; approche néolibérale de l’aide internationale où chaque État contributeur choisit les pays aidés ; préoccupation sécuritaire de versements financiers encadrés par de strictes procédures de contrôles pour éviter, sur les terrains de conflits, tout passage entre des mains ennemies des pays donateurs ; et tentation de la rétraction des transferts financiers à chaque convulsion que peuvent connaître les pays donateurs (Covid-19, crise économique, montée des sensibilités nationalistes et isolationnistes…). Ces tendances convergent pour construire une insuffisance volumétrique et des suspicions de softpower politique de la part des pays contributeurs aux budgets annuels[3]Fatou Elise Ba et Jean-François Corty (dir.), « L’aide internationale, instrument d’émancipation ou de contrôle? »  Revue internationale et stratégique, n° 134, été 2024, … Continue reading.

Ce qu’il advient constitue bien-sûr une catastrophe pour les acteurs de la solidarité internationale. Par la responsabilité ressentie dans le lâchage des activités développées sur le terrain, comme par les plans sociaux qui frappent déjà certaines organisations. Un certain nombre d’entre-elles ne survivront clairement pas aux événements en cours. Même celles qui ne dépendent peu ou pas des financements de l’USAid, l’agence de coopération américaine dont l’aide a été gelée pour 90 jours, seront potentiellement concernées par les conséquences en cascade du désengagement du leader des pays donateurs.

Avant-même les décisions-couperet prononcées par les États-Unis, d’autres pays étaient entrés dans des rétractions budgétaires de la solidarité internationale : France[4]Philippe Ricard et Julien Bouissou, « En France, la chute des aides au développement consterne les ONG et complique encore la diplomatie présidentielle », Le Monde, 14 novembre 2024., Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique pour n’en citer que quelques-uns déjà connus.

Les organisations pour lesquelles la « générosité du public » – qui pèse environ 20 % des financements humanitaires annuels[5]Development Initiatives, Falling short? Humanitarian funding and reform, 2024, p. 12, … Continue reading – est largement majoritaire dans la structure de leurs ressources n’échapperont pas non plus aux conséquences de la suspension de toute APD par les États-Unis.

Car les rééquilibrages économiques et les tensions politiques qui découlent de certaines décisions du gouvernement Trump annoncent des effets industriels et sociaux dans l’ensemble des pays autrefois partenaires privilégiés des Etats-Unis, en particulier parmi les pays membres de l’Unions européenne. Si ces craintes venaient à se confirmer, l’expérience montre que la dégradation des contextes nationaux a des effets directs sur les dons du grand public qui soutient l’action des organisations non gouvernementales (ONG). Les donateurs individuels vont avoir à décider de leurs priorités dans un large panorama de crises devenues négligées par les fonds gouvernementaux, et la compassion sera alors empreinte de choix qui appartiendront à chacun.

Les tensions qui s’annoncent partout, du fait des augmentations des barrières douanières, pourront entraîner des effets économiques et sociaux qui, à leur tour, peuvent créer une expectative du grand-public et une réorientation des dons vers des formes de solidarité de proximité immédiate, nationales ou familiales.

D’autant qu’émerge au sein de certains groupes politiques une petite musique qui remet en cause la légitimité et le bien-fondé de l’APD, amenant récemment le directeur de l’Agence française de développement (AFD) à des prises de parole explicites pour défendre les actions de l’organisation qu’il pilote[6]Rémy Rioux, « L’Europe est fière de sa place dans le monde du financement du développement », podcast, RFI, 26 février 2025, … Continue reading.

Par touches successives, il s’initie ainsi, parmi les États les plus riches, une dynamique qui exprime une folle indifférence face à la pauvreté, aux dégradations environnementales, aux anthropozoonoses qui peuvent en découler – par les outrages provoqués sur les forêts primaires. Aucune frontière ne saurait pourtant servir d’illusoire « ligne Maginot » étanche et infranchissable pour contenir les dangers mondialisés qui caractérisent aujourd’hui les interdépendances d’un monde globalisé[7]Cahier de Parole, « Le défi de la sécurité globale », n° 4, février 2022, https://www.editionsparole.fr/produit/4-le-defi-de-la-securite-globale .

On ne peut être indifférents, en Europe comme en Amérique du Nord, aux différents outrages prodigués à la planète, bientôt réhaussés par la relance d’une industrie extractive mutilante et prédatrice, pas plus qu’aux stratégies de survie que traduisent les déplacements massifs de population actuels et à venir, comme des conflits que peuvent générer ces différents mécanismes.

Deux chiffres disent d’emblée le fossé abyssal déjà en place face aux inégalités mondiales. L’enveloppe de l’APD mondiale, portée par les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement) représentait 230 milliards de dollars en 2023, quand les « remises migratoires » (sommes transférées par les migrants dans leurs pays d’origine) étaient de 830 milliards, dont 650 à destination de pays à revenus faibles ou moyens[8]Dilip Ratha, « Les envois de fonds des migrants ont ralenti en 2023 – et cela mérite toute notre attention », blog Banque mondiale, 26 juin 2024, … Continue reading. Ces sommes sont la bouée de sauvetage des populations les plus déshéritées. Elles traduisent de fait l’indissociable équilibre de survie entre ici et là-bas.

On voudrait pourtant nous faire accepter l’idée que, face à ces interdépendances sans-frontières, nous pourrions, dans les pays les plus riches, nous désintéresser des différents mécanismes qui détruisent l’égalité des chances partout dans le monde. Qu’une réaffirmation décomplexée du chacun pour soi, dans la consommation comme dans la solidarité mondiale, pourrait désormais servir de nouveau mantra politique décomplexé ? Et ceci serait sans conséquences, à long terme, sur une paix durable…

Ainsi, dans un monde où, à l’horizon 2100, la population du continent africain pourrait représenter 40 % de l’humanité, il ne peut être question, sans séismes à venir, de détourner le regard des réalités en construction[9]“Forecast of the world population in 2024 and 2100, by continent”, Statista, 13 February 2025, https://www.statista.com/statistics/272789/world-population-by-continent. Sur ce continent, comme ailleurs où existent des fragilités majeures, nous ne pouvons pas nous affranchir de cette attention à l’Autre. Par réalisme, si ce n’est par générosité.

Nous devons collectivement résister à la stratégie du chacun-pour-soi et à la loi du plus fort que promeuvent les nouveaux dirigeants des États-Unis et leurs affidés, et œuvrer à inventer un nouveau modèle de solidarité débarrassé des quatre tentations fondatrices du système existant, système issu de la Seconde Guerre mondiale puis des processus de décolonisation. Cela implique de créer les conditions d’un l’élargissement notable du nombre de pays contributeurs pour les fonds gouvernementaux, comme d’une diversification des sources pour les fonds privés. S’impose dès lors une nouvelle répartition du pouvoir de création et de décision au sein de la gouvernance d’un système à rebâtir. Il émerge, dans les prolongements du séisme en cours, de nouveaux combats pour refondre en profondeur les stratégies et modalités de la solidarité internationale.

Version légèrement adaptée du même article de l’auteur, publié par nos confrères de The Conversation, le 9 mars 2025, sous le titre « La fin des programmes d’aide internationale des États-Unis (et leur baisse ailleurs) : une folle indifférence aux malheurs du monde », (avec l’accord de l’auteur et de The Conversation)

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References

References
1 Tribune collective, « Il faut un nouveau pacte mondial pour financer l’aide humanitaire internationale », Le Monde, 17 juillet 2023.
2 Anne-Cécile Robert, 0,03% ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international, Le Monde diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2021/03/ROBERT/62861
3 Fatou Elise Ba et Jean-François Corty (dir.), « L’aide internationale, instrument d’émancipation ou de contrôle? »  Revue internationale et stratégique, n° 134, été 2024, https://www.iris-france.org/produit/ris-134-ete-2024
4 Philippe Ricard et Julien Bouissou, « En France, la chute des aides au développement consterne les ONG et complique encore la diplomatie présidentielle », Le Monde, 14 novembre 2024.
5 Development Initiatives, Falling short? Humanitarian funding and reform, 2024, p. 12, https://interagencystandingcommittee.org/sites/default/files/2024-10/Falling_short_Humanitarian_funding_and_reform.pdf
6 Rémy Rioux, « L’Europe est fière de sa place dans le monde du financement du développement », podcast, RFI, 26 février 2025, https://www.rfi.fr/fr/podcasts/le-grand-invit%C3%A9-afrique/20250226-r%C3%A9my-rioux-afd-l-europe-est-fi%C3%A8re-de-sa-place-dans-le-monde-du-financement-du-d%C3%A9veloppement-finance-commun
7 Cahier de Parole, « Le défi de la sécurité globale », n° 4, février 2022, https://www.editionsparole.fr/produit/4-le-defi-de-la-securite-globale
8 Dilip Ratha, « Les envois de fonds des migrants ont ralenti en 2023 – et cela mérite toute notre attention », blog Banque mondiale, 26 juin 2024, https://blogs.worldbank.org/fr/voices/les-envois-de-fonds-des-migrants-ont-ralenti-en-2023-cela-merite-toute-notre-attention
9 “Forecast of the world population in 2024 and 2100, by continent”, Statista, 13 February 2025, https://www.statista.com/statistics/272789/world-population-by-continent

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