À la rencontre des autorités nationales : l’expérience guinéenne de Médecins Sans Frontières pendant l’épidémie d’Ebola

Marc Poncin
Marc PoncinDocteur en biophysique moléculaire de l’Université Paris 7. Il travaille d’abord comme chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avant de rejoindre MSF. En mission sur le terrain de 1995 à 2002, principalement en Afrique, il occupe ensuite les postes de directeur général adjoint, puis de responsable de programmes au siège de MSF à Genève jusqu’en 2012. Depuis cette date, il alterne entre des missions sur le terrain, principalement dans la coordination contre les épidémies, et des activités de réflexion au sein de l’Unité de Recherche sur les Enjeux et Pratiques Humanitaires de Médecins Sans Frontières.

L’épidémie d’Ebola n’en finit pas de délivrer ses enseignements. C’est d’ailleurs ce qui ressortait du dossier que nous lui avions consacré dans notre numéro inaugural : son ampleur, les échecs comme les succès rencontrés à l’occasion de cette crise sans précédent exigeaient que l’on en tire les leçons. C’est ce que fait ici Marc Poncin, ancien coordinateur pour Médecins Sans Frontières (MSF) en Guinée-Conakry, en revenant sur les relations tumultueuses mais finalement constructives avec les autorités du pays.

Vous allez devoir faire face à deux problèmes, la lutte contre le virus et la communication de MSF. » C’est ainsi qu’Alpha Condé, le président guinéen, est mis en garde par un de ses pairs en marge du sommet UE-Afrique, quelques jours à peine après la notification de l’épidémie d’Ebola en Guinée en mars 2014, comme il le confiera plus tard à MSF. Pas étonnant alors que la relation entre le chef de l’État et MSF ait été empreinte de suspicion dès le début de la crise, et que les prises de position publiques de l’organisation aient été mal perçues par un dirigeant inquiet des répercussions que l’épidémie pouvait avoir sur la marche des affaires guinéennes.

Il faudra attendre août 2014 pour lever les suspicions du président de la République de Guinée à l’égard de MSF. Ce changement de perception vis-à-vis de l’organisation interviendra lors d’une rencontre protocolaire à Conakry avec la présidente internationale du mouvement MSF, Joanne Liu, qui permettra d’entamer une phase inédite de colla­boration avec les autorités guinéennes dans la lutte contre Ebola. Entre-temps, le virus avait largement tissé sa toile en Afrique de l’Ouest et le président décrété l’état d’urgence sanitaire dans la foulée de la déclaration, par l’Orga­nisation mondiale de la santé (OMS), que la flambée d’Ebola dans la sous-région constituait une urgence de santé pu­blique de portée internationale.

Ayant été entre avril et décembre le coordinateur de la réponse à Ebola pour MSF en Guinée, je propose de partager mon expérience sur l’évolution des relations établies entre cette ONG et les pouvoirs publics. Cette interaction a représenté un atout important pour les opérations de MSF, mais aussi pour le long et difficile contrôle de l’épidémie.

Le temps de la suspicion

Durant les premiers mois qui ont suivi la déclaration de l’épidémie, celle-ci a été essentiellement perçue comme une crise sanitaire classique. À cette période, les autorités étaient confortées dans cette direction par l’attitude et les propos des instances onusiennes en Guinée, incapables de prendre la mesure de la crise. La priorité du chef de l’État a donc été de chercher à rassurer la population et les acteurs économiques dans le but de minimiser l’impact socio-économique de l’épidémie. Il revenait alors au ministère de la Santé, avec l’aide de ses partenaires internationaux, de juguler l’épidémie, comme cela pouvait se passer avec d’autres maladies fréquentes dans le pays, choléra, rougeole ou méningite.

Les propos alarmants de MSF, qualifiant l’épidémie de « sans précédent » en mars 2014, puis annonçant qu’elle était « hors de contrôle » en juin[1]Médecins Sans Frontières, Au-delà de nos limites. Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d’Ebola de l’Histoire, MSF, mars … Continue reading, ne pouvaient qu’être mal accueillis par le pouvoir politique. Ces déclarations, largement relayées par la presse internationale, contredisaient ouvertement le discours officiel.

De fait, les premières interventions présidentielles sur le travail de MSF ont été empreintes de critiques et de suspicion. En mai 2014, la presse guinéenne relaie une déclaration du président dans laquelle il accuse MSF d’exagérer la situation afin d’augmenter sa collecte de fonds. Il déclare ainsi : « Les Médecins Sans Frontières ne nous ont pas aidés, ils ont fait des communications pour qu’ils aient assez d’argent[2]« Ebola en Guinée : Quand Alpha Condé s’en prend à MSF, l’ONG de son “ami-jumeau” Bernard Kouchner », Africaguinee.com, 12 mai 2014, … Continue reading. » Puis, en juin, il convoque le responsable de MSF pour l’informer que seule l’OMS est autorisée à communiquer ouvertement sur la situation d’Ebola en Guinée. Peu de temps après, lors des États généraux de la santé, il demande « des comptes » à MSF et aux autres organisations, car « tout n’est pas parfait dans leur comportement[3]« Ebola : l’inertie des gouvernements mise en cause », lemonde.fr, … Continue reading ».

Craignant probablement une vive réaction de MSF, plusieurs membres du gouvernement se sont pourtant immédiatement distanciés de la critique présidentielle de mai 2014, en affichant un soutien à MSF et une reconnaissance pour le travail réalisé. Cela a été le cas de Mohamed Saïd Fofana, le Premier ministre, puis du ministre de la Coopération internationale, Koutoubou Moustapha Sanoh, et de la ministre des Affaires sociales, Sanaba Kaba. De son côté, le ministre de la Santé, Rémy Lamah, s’est rendu sans attendre sur le centre de traitement d’Ebola de MSF à Conakry pour encourager le personnel guinéen, démotivé par la déclaration présidentielle.

L’ambiguïté autour de la perception de MSF est bien résumée par le respon­sable du Comité national de crise sani­taire chargé de la réponse guinéenne de mars à août 2014, Sidiki Diakité, lorsqu’il écrit que « l’engagement de MSF a été décisif et salutaire, notam­ment par l’ouverture des premiers centres de traitement et la prise en charge des malades », tout en déclarant que « certains partenaires se sont montrés réticents à collaborer entre eux dans le seul but de décrocher le leadership de la riposte et ainsi étendre leur influence sur le plan international ». Puis il conclut que « le Comité national de crise sanitaire a eu toutes les difficultés à contrôler les déclarations d’ONG à l’international, notamment celles de MSF, qui pouvaient compliquer la tâche des gouvernants et n’étaient pas de nature à rassurer les investisseurs en Guinée[4]Sidiki Diakité, « Ebola en Guinée : un révélateur des forces et faiblesses », Alternatives Humanitaires, n° inaugural, février 2016, p. 57-65, … Continue reading ».

Durant cette période initiale, l’un des objectifs de MSF était de faire preuve de pédagogie et d’alerter les autorités et les différents acteurs intervenant sur la riposte, sur l’évolution de la situation épidémiologique lors des réunions de coordination et, ainsi, d’orienter les stratégies nationales d’intervention. Tout en l’appréciant et en l’encoura­geant pour ses opérations médicales, les autorités et leurs partenaires institutionnels, les Nations unies, ne faisaient pas pleinement confiance à MSF pour les décisions importantes. L’organisation n’était alors pas invitée aux réunions stratégiques du comité interministériel responsable du suivi de la crise.

Il est possible que les critiques pu­bliques du président contre MSF aient pu jouer un rôle dans cette mise à l’écart, en entamant la crédibilité de l’organisation. Fort heureusement, ces tensions au niveau national n’ont pas affecté significativement les activités médicales de MSF, mais il était néanmoins nécessaire de les apaiser pour pouvoir développer des activités dans un environnement politique plus favorable.

«L’ami du président»

La compréhension et l’implication des plus hautes autorités de l’État ont radicalement changé avec l’aggravation de la situation épidémique dans la sous-région. Dans la foulée des présidents libérien et sierra-léonais et de l’OMS reconnaissant officiellement la gravité de la crise Ebola, le président a décrété l’état d’urgence sanitaire nationale, le 13 août 2014. Puis, le 4 septembre, il a créé par décret et sous sa supervision directe, une nouvelle cellule de coordination nationale de lutte contre Ebola, avec des prérogatives opérationnelles et budgétaires renforcées.

Dès lors, le président sera omniprésent dans l’organisation de la riposte, mettant les différents services de l’État en ordre de marche, et convoquant régulièrement les représentations internationales, les acteurs privés et les partenaires de la riposte, allant même jusqu’à menacer de répercussions ceux qu’il jugeait peu efficaces. Il ne faisait de doute pour personne qu’il était devenu le « patron », comme le nommait avec déférence le coordinateur national, Sakoba Keita.

La visite de sa présidente internationale a donné l’opportunité à MSF de lever les doutes sur l’organisation, en expliquant mieux son rôle, ses opérations et les raisons de ses prises de parole alarmantes. Lors de cette rencontre, le président apprit que MSF était la seule organisation internationale soignant des malades d’Ebola en Guinée et dans les pays voi­sins : une période inédite de collaboration a alors commencé, durant laquelle MSF a joué un rôle respecté de conseiller technique de la coordination nationale, et a été amené à rencontrer régulièrement le président et ses ministres.

En levant la défiance du président, MSF a aussi gagné une plus grande marge de manœuvre opérationnelle tout en augmentant son influence sur les décisions au niveau national. Ce fut le cas par exemple pour des choix tels que le maillage des zones affectées avec des centres de traitement d’Ebola de référence et des centres de transit, ou en appuyant la décision de non-recours, en 2014, à des mesures de confinement ou de coercition contre les populations jugées récalcitrantes.

D’autres exemples viennent illustrer l’utilité de la qualité des relations mises en place. La création en septembre 2014 de la nouvelle cellule de coordination nationale est directement inspirée d’une proposition soumise par MSF. Celle-ci était jointe à un courrier officiel alertant le ministre de la Santé des défaillances croissantes de coordination alors que la situation épidémique se dégradait soudainement.

Autre situation également en septembre 2014, au plus fort de l’épidémie à Macenta. Alors qu’un embouteillage lié au mauvais état de la route bloque pendant plusieurs jours les ambulances transportant les malades confirmés vers le centre de traitement d’Ebola de
Gueckedou, plusieurs patients dé­­cèdent sans avoir pu recevoir des soins appropriés. Les demandes pressantes de MSF, accompagnées d’un entretien sur Radio France Internationale[5]« Ebola en Guinée : quand les ambulances font demi-tour », Radio France Internationale, 26 septembre 2014, http://www.rfi.fr/sports/20140926-ebola-quand-ambulances-font-demi-tour-guinee-msf, entraînent la mobilisation rapide du ministre des Transports et des forces de l’ordre pour rétablir le passage prioritaire des ambulances.

L’attitude bienveillante du président à l’égard de MSF a alors valu au coordinateur de l’urgence que j’étais le qualificatif « d’ami du président » par Fode Tass Sylla, le responsable de la communication au sein de la coordination nationale.

MSF et les autorités nationales: entre pragmatisme et responsabilité

L’indépendance d’action de MSF requiert de sa part la mise en place d’un dialogue direct avec les principaux acteurs de la crise. C’est systématiquement le cas avec les autorités médicales nationales. Mais cela est inhabituel d’être en relation avec les plus hautes autorités de l’État. En réalité, dans le cadre de la crise Ebola qui a généré de nombreuses réactions irrationnelles et parfois violentes liées aux aspects angoissants de la contagion, l’exceptionnalité de l’expertise de MSF sur Ebola a dicté ce choix. La situation nous a obligés à faire preuve de pédagogie et à être force de propositions, afin d’influencer les décisions des respon­sables nationaux.

Pour peser sur les décisions stratégiques, la mise en place d’activités médicales de qualité n’est pas suffisante. Il faut aussi obtenir la confiance des autorités politiques qui, comme nous l’avons vu, peuvent faire preuve de circonspection vis-à-vis de MSF. Cela nécessite donc de prendre le temps d’une véritable concertation avec les pouvoirs publics, ce qui s’accommode souvent mal avec l’esprit urgentiste de MSF.

En contrepartie, cette implication entraîne de fait une certaine proximité entre MSF et les autorités, et c’est là que l’organisation doit être attentive à ne pas être instrumentalisée. Il faut tout d’abord savoir refuser diplomatiquement certaines sollicitations quand elles sont éloignées des objectifs opérationnels de MSF. Cela a été le cas par exemple avec des demandes de nous mettre en relation avec des sociétés privées, minières ou aériennes, ou encore avec les autorités saoudiennes dans le cadre du pèlerinage de La Mecque, afin de les rassurer sur la situation épidémique.

Dans certains cas, le risque d’instrumentalisation est plus important encore, comme lors des conférences de presse qui regroupaient représentants du gouvernement et les organisations les plus impliquées dans la riposte, MSF, l’OMS et le Center for Disease Control and Prevention (CDC). Une façon de limiter ce risque a été de mettre en place un processus de validation du communiqué, afin d’éviter par exemple que certains ministres exigent du rédacteur des changements de dernière minute comme cela se produisait au début.

L’organisation s’est également trouvée prise, à son insu, dans des jeux de pouvoir qui auraient pu entraîner des conséquences sérieuses. En effet, une note d’information sur la gestion de la riposte Ebola du 23 septembre 2014, écrite par un haut fonctionnaire du ministère de la Santé et adressée au président, accusait MSF d’avoir influencé, «via l’ambassadeur de France et la ministre Girardin le gouvernement français avec le risque que la Croix-Rouge française ne puisse bénéficier des financements nécessaires à la réalisation de ses actions ». Un comble quand on sait que MSF était en train de signer un accord avec cette organisation pour faciliter son intervention à Macenta. Dans cette même note, ce fonctionnaire demandait au président le remplacement du coordinateur de l’urgence que j’étais par un autre. Fort heureusement, les relations avec le président s’étaient apaisées lorsque cette note a circulé.

Finalement, ces contraintes restent gérables si MSF s’appuie sur des objectifs opérationnels clairs, un périmètre d’intervention communiqué aux autorités, et une fiabilité dans la réalisation de ses activités. Dans un tel contexte de proximité avec les autorités, il faut néanmoins s’assurer que cette relation reste au service des opérations de MSF. Un garde-fou efficace pour garantir l’indépendance de MSF consiste à conserver la responsabilité de la communication au niveau du siège, tout en informant la mission sur les prises de parole à venir. Ce schéma permet en effet de continuer d’alerter l’opinion et les principales parties prenantes à la crise quand la situation le requiert.

Enseignements

Pour MSF, développer ce type d’interaction avec les autorités est exceptionnel, comme l’a été la crise sanitaire et humanitaire liée à l’épidémie d’Ebola. La mise en œuvre de cette étroite collaboration a nécessité un véritable processus de concertation et un esprit d’ouverture de la part des différents partenaires engagés. Cela a permis à MSF de contribuer significativement à la définition et aux choix des stratégies nationales de riposte, tout en facilitant grandement le déploiement de ses opérations en faveur des populations affectées. Il est remarquable que pendant toute cette période d’intenses tensions sociopolitiques, MSF n’ait pas été contraint dans le déroulement de ses nombreuses activités.

Cette situation a été en grande partie dictée par la nature de la crise et l’expertise acquise par l’organisation sur Ebola au cours des dix dernières années : MSF est allé au-delà de la sphère purement médicale et des soins à apporter aux patients, pour répondre également aux exigences de santé publique liées au contrôle de l’épidémie. Cette situation est aussi liée, malheureusement, à l’incapacité des systèmes humanitaires et sanitaires mondiaux à venir au se­cours de populations affectées par une épidémie et au manque d’expérience et de capacités des autorités nationales pour la contenir dans les premiers mois.

La fin de l’épidémie d’Ebola en Guinée a été déclarée une première fois le 29 décembre 2015, puis de nouveau le 1er juin 2016, après une résurgence de la maladie. Selon l’OMS, le total des cas enregistrés est de 3 814 dont 2 544 décès (67 %). Dans les cinq centres de traitement gérés par MSF en Guinée, 916 patients sont sortis guéris sur les 1 939 cas confirmés admis, soit 72 % du nombre total de patients guéris en Guinée (1 270).

M.P.

ISBN de l’article (HTML) :  978-2-37704-114-5

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References

References
1 Médecins Sans Frontières, Au-delà de nos limites. Une année de lutte contre la plus vaste épidémie d’Ebola de l’Histoire, MSF, mars 2015,
http://www.msf.fr/actualite/publications/ebola-rapport-au-dela-nos-limites
2 « Ebola en Guinée : Quand Alpha Condé s’en prend à MSF, l’ONG de son “ami-jumeau” Bernard Kouchner », Africaguinee.com, 12 mai 2014, http://www.africaguinee.com/articles/2014/05/12/ebola-en-guinee-quand-alpha-conde-s-enprend-msf-l-ong-de-son-ami-jumeau-bernard
3 « Ebola : l’inertie des gouvernements mise en cause », lemonde.fr, www.lemonde.fr/afrique/article/2014/06/26/ebola-l-inertie-des-gouvernements-mise-en-cause_4446215_3212.html#0rOMzUZL4u7Q7fe9.99
4 Sidiki Diakité, « Ebola en Guinée : un révélateur des forces et faiblesses », Alternatives Humanitaires, n° inaugural, février 2016, p. 57-65, http://alternatives-humanitaires.org/fr/2016/01/13/ebola-en-guinee-un-revelateur-des-forces-et-faiblesses/
5 « Ebola en Guinée : quand les ambulances font demi-tour », Radio France Internationale, 26 septembre 2014, http://www.rfi.fr/sports/20140926-ebola-quand-ambulances-font-demi-tour-guinee-msf

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