En revenant sur le traitement de la crise en Guinée, Aboubacar Sidiki Diakité nous permet de prendre le pouls du deuxième pays d’Afrique de l’Ouest ayant été touché par Ebola. L’occasion pour cet acteur de premier plan de faire une critique courageuse de la faiblesse du système de santé de son pays tout en étayant le plaidoyer pour le renforcer.
L’épidémie de la maladie à virus Ebola (MVE), déclarée par les autorités guinéennes le 23 mars 2014, a surpris aussi bien le personnel de santé que les populations et les décideurs du pays.
De la survenue d’une crise majeure en terrain fébrile
Au regard de la gravité de la maladie, dont le taux de létalité s’était avéré très élevé dans les pays africains précédemment victimes, le système de santé guinéen n’y était pas non plus préparé – ni dans ses capacités de surveillance, ni dans celles de la prise en charge de l’épidémie – pour être en mesure de la contenir rapidement. D’autant que celle-ci avait déjà commencé dès la fin de l’année 2013. Sa confirmation et sa déclaration tardives ont corroboré les limites de notre système sanitaire national, tandis que l’environnement culturel a conduit la population à la considérer dès ses débuts comme une maladie mystérieuse qui tuait uniquement dans la région forestière du pays (Macenta et Gueckedou). Elle n’est devenue une réelle préoccupation des services de santé que lorsqu’un directeur d’hôpital en a été victime. Au 19 août 2015, cette épidémie avait touché 3 791 personnes, tous cas confondus (suspects, probables et confirmés), tuant 2 525 d’entre elles. En rapportant les cas de décès à ceux confirmés, cela aboutit à une létalité de 62 %, le personnel de santé ayant pour sa part enregistré 218 cas, dont 114 décès, soit une létalité de 54 %.
Cette épidémie est intervenue alors que la Guinée est déjà dans une situation sanitaire difficile. En effet, selon les données pour l’année 2012 de la Banque mondiale, l’espérance de vie en Guinée serait de 56 ans, tandis que 55 % de sa population vivrait sous le seuil de la pauvreté. Le taux brut de mortalité y est de 10,19 pour mille et le taux brut de natalité de 34 pour mille, soit un taux d’accroissement naturel de 2,38 % avec un indice synthétique de fécondité de 5,1. Le taux de mortalité maternelle serait de 724 pour 100 000 naissances vivantes avec un taux de mortalité infanto-juvénile de 123 pour mille et un taux de mortalité infantile de 67 pour mille. L’incidence et la prévalence des maladies transmissibles sont très élevées : 44 % des premiers contacts pour le paludisme, 178 TPM+ pour 100 000 habitants s’agissant de la tuberculose et 1,7 % pour le VIH/sida. Quant à la méningite, au choléra et à la rougeole, ils sévissent de manière endémo-épidémique. Les maladies non transmissibles, comme le diabète sucré et l’hypertension artérielle, sont en nette progression et comptent pour 14 % des décès hospitaliers. Par ailleurs, la malnutrition est importante, sa forme chronique touchant plus de 30 % des enfants et sa forme aiguë 10 % d’entre eux. Enfin, 75 % de la population guinéenne seulement a accès à de l’eau potable (92 % en milieu urbain contre 65 % en milieu rural), tandis que 21 % de cette population totale (35 % en milieu urbain et 11 % en milieu rural) utilise des latrines améliorées non partagées contre 25 % utilisant la nature pour la défécation.
Cette situation sanitaire est déjà en soi révélatrice de la fragilité du système de santé. En termes de soins et services, par exemple, en 2012 seuls 45 % des accouchements étaient assistés par du personnel qualifié, 37 % des enfants étaient complètement vaccinés et 47 % de la population disposait de moustiquaires imprégnées d’insecticides. La gestion des ressources humaines pour la santé indique une inégalité de répartition entre les zones urbaines et rurales : seules 17 % sont mobilisées dans ces dernières alors qu’elles rassemblent 70 % de la population. La faible couverture en établissements de soins fait que 50 % de la population doit parcourir plus de 5 km pour avoir accès à un centre de santé. Il faut dire que le financement de la santé par le budget national n’est que de 1,75 %, si bien que sur les 26 dollars de dépenses de santé par habitant et par an, 63 % sont à la charge des ménages, 28 % à la charge des partenaires internationaux et 9 % à la charge de l’État. Enfin, notre système national d’information sanitaire, parce qu’il n’est toujours pas informatisé, entraîne un retard permanent dans la collecte des données. Dans un tel contexte général, la survenue de l’épidémie de la MVE a encore mis en évidence des faiblesses plus spécifiques à une telle crise, tout en permettant la consolidation de quelques acquis sur lesquels il nous faudra capitaliser.
Des faiblesses techniques, institutionnelles et financières
Au plan technique, et avant même la survenue de cette épidémie, nos capacités de surveillance étaient particulièrement faibles. Cet état de fait était imputable à de nombreuses insuffisances, en termes de ressources humaines disponibles (en qualité et en quantité), de logistique de communication (Internet, téléphones et autres moyens technologiques de communication), de soutien à la prévention des crises et des catastrophes – nos partenaires traditionnels sont, sur le plan humanitaire, davantage formatés pour mener des actions de riposte –, de logistique pour le transfert des malades (ils avaient besoin d’être pris en charge rapidement, ce qui a aggravé le taux de létalité) et de laboratoires de diagnostic de la MVE, ce qui a entraîné le transfert de malades sur de longues distances. À cette liste, il faut ajouter les ratés dans la communication avec les communautés : faute d’avoir la bonne perception des stratégies qui leur étaient proposées par les services de santé et leurs partenaires, elles ont développé et amplifié des poches de résistance à travers le pays.
Au plan institutionnel, des faiblesses identifiées au début de l’épidémie continuent de persister. Il en va ainsi de l’insuffisance des organes nationaux de gestion de l’épidémie qui n’ont pas été en capacité de mettre à disposition les ressources suffisantes pour la matérialisation des stratégies et activités élaborées avec l’appui des partenaires. Dans le même temps, certains partenaires se sont montrés réticents à collaborer entre eux dans le seul but de décrocher le leadership de la riposte et ainsi étendre leur influence sur le plan international. La question de l’intégration du laboratoire mobile d’analyses de biologie médicale de la Fédération de Russie dans l’arsenal de riposte est exemplaire : Médecins Sans Frontières (MSF) a exigé pour cela le quitus de l’OMS alors que les premiers laboratoires opérant sur le terrain n’avaient pas été soumis à une telle procédure. De telles frictions renvoient aussi aux difficultés du gouvernement guinéen à imposer son leadership. Il en va de même du retard enregistré dans l’ouverture de centres de traitement (Macenta, Coyah et Forécariah), MSF n’ayant pas trouvé pertinent, au regard de ses moyens, d’y procéder, malgré les risques que constituait la flambée de l’épidémie au Liberia et en Sierra Leone. À cet égard, le Comité national de crise sanitaire a eu toutes les difficultés à contrôler les déclarations d’ONG à l’international, notamment celles de MSF, qui pouvaient compliquer la tâche des gouvernants et n’étaient pas de nature à rassurer les investisseurs en Guinée : qu’il suffise de se souvenir du désarroi provoqué au sein des compagnies minières et aériennes !
D’autres insuffisances institutionnelles doivent être notées, comme la faible implication des différentes composantes de la société guinéenne – notamment ses acteurs politiques – et ce dès l’annonce officielle de l’épidémie et pendant une bonne partie de sa gestion. La décentralisation de la riposte – qui aurait permis d’impliquer tous les acteurs du système de santé à tous les niveaux (régions, préfectures et autres) – a également fait défaut, tout comme le retard de mobilisation de la communauté internationale s’est traduit par un décalage entre la manifestation d’intention d’intervention et la concrétisation de celle-ci. Une fois cette dernière engagée, on a pu noter que la multiplicité des procédures des partenaires en matière de gestion des situations d’urgences et de collaboration avec la partie nationale n’était pas pour faciliter les choses. Mais il faut aussitôt admettre que l’insuffisance d’interface entre l’organe de gestion de l’épidémie – Coordination nationale de lutte contre l’épidémie de la MVE – et les autorités nationales au plus haut niveau a entraîné un décalage de perception et de vision de la riposte à l’épidémie. Ce décalage a, par moments, provoqué des incompréhensions ou des divergences au sein même de l’organe de gestion de l’épidémie alors que son rôle était de rapprocher le politique du technique et non de jouer un rôle technique. L’insuffisance d’harmonie entre le ministère de la Santé et la Coordination nationale de lutte contre l’épidémie a notamment conduit à privilégier cette dernière au détriment d’autres problèmes de santé qui continuaient cependant à faire beaucoup plus de victimes qu’Ebola. Il faut dire que tous les financements étaient orientés vers la riposte à la MVE, une situation qui n’a fait qu’aggraver la situation financière du système de santé global.
Au plan financier précisément, d’autres faiblesses doivent être évoquées, mais on en citera deux en particulier. La faiblesse de la contribution financière et matérielle de l’État guinéen a, dès la déclaration d’épidémie, impacté de manière négative le leadership des organes nationaux de riposte et de l’État. D’autre part, le manque de transparence des partenaires dans la gestion financière vis-à-vis des organes de gestion de l’épidémie et de l’État guinéen a été préjudiciable : les partenaires n’ont en effet jamais pu ou voulu présenter la situation des financements reçus et utilisés en fonction des axes stratégiques définis pour la riposte. Or il faut rappeler que la part revenue à l’État dans la gestion financière de l’épidémie de la MVE n’a été que d’environ 5 % contre environ 95 % pour les partenaires.
D’indéniables acquis
Pour autant, et au-delà de ce tableau qui pourrait sembler négatif, d’indéniables points forts doivent être mis en avant tant ils ont permis d’arriver à un arrêt de l’épidémie. Il faut tout d’abord souligner le leadership développé par le chef de l’État guinéen qui a permis pour l’essentiel la mise sur pied de la Coordination nationale de lutte contre l’épidémie de la MVE, un organe doté d’une autorité suffisante et de ressources mises à disposition rapidement, par exception aux procédures habituelles trop lentes. Ce leadership présidentiel s’est concrétisé également dans des initiatives nationales, mais aussi sous-régionales et internationales pour parvenir à mobiliser différentes composantes de la société guinéenne – leaders politiques, religieux et autres – et la communauté internationale, tout en dégageant des ressources très importantes pour mener la riposte et renforcer l’engagement de tous les acteurs concernés. De même, l’engagement du chef de l’État à assurer le suivi et l’évaluation de la mise en œuvre des stratégies et activités déployées par la Coordination nationale, les partenaires et la communauté internationale a insufflé une véritable dynamique entre toutes ces parties prenantes.
La gravité de la situation a permis également de renforcer des segments qui, avant la crise, n’étaient pas à la hauteur. Il en va ainsi des capacités de communication avec les populations, ce qui a permis de diminuer, voire d’éteindre les poches de résistance dans certaines localités. Il en va de même des capacités logistiques du système de santé que l’on a élevées par la fourniture de véhicules et d’hélicoptères, mais aussi des ressources humaines déployées sur l’ensemble du territoire national, permettant l’identification et le suivi des contacts sur l’ensemble des zones à problèmes au niveau régional et même préfectoral.
L’engagement de MSF, dès après la déclaration de l’épidémie, a été décisif et salutaire, notamment par l’ouverture des premiers centres de traitement et la prise en charge des malades. L’intervention du Center for disease control and prevention (CDC) d’Atlanta dans la riposte contre l’épidémie a ouvert la voie à des initiatives que l’on peut espérer salutaires. Le projet de création d’un « CDC Guinée » est de celles-là : il est en cours d’élaboration dans le cadre du renforcement de la coopération avec le CDC d’Atlanta, les institutions françaises et japonaises ainsi que d’autres partenaires internationaux connus dans le domaine de la surveillance des maladies infectieuses. C’est le cas aussi de certains partenaires qui, après avoir offert du matériel et des prestations de services lors de la riposte, sont prêts à prolonger leur assistance à la Guinée : Réseau d’Afrique de l’Ouest des laboratoires d’analyses biologiques (RESAOLAB), Connecting Organizations for Regional Disease Surveillance (CORDS), la Croix-Rouge française, la société K-Plan ou la Fédération de Russie sont de ceux-là. De telles perspectives ne font que nous encourager à mettre en place un plaidoyer bien élaboré pour augmenter la part de la santé dans le budget de l’État et travailler à la sensibilisation énergique des populations et des décideurs de tous niveaux pour un meilleur engagement dans la lutte contre les maladies infectieuses.
Des perspectives à dessiner et à concrétiser
Il reste essentiel de renforcer le leadership des organes de riposte nationaux par une meilleure clarification des rôles des différents acteurs (partenaires nationaux et internationaux) dans la gestion du système de santé. Il importe également de bâtir un plaidoyer pour la mise à disposition de moyens logistiques en situation d’urgence qui pourraient rendre nos capacités de riposte davantage efficaces et efficientes. Il nous faut réviser le mode de gestion des financements en situation d’épidémies ou d’urgences pour plus de transparence de la part des partenaires vis-à-vis de l’État guinéen. Enfin, il est primordial de mettre les acquis de la gestion de l’épidémie d’Ebola au service du système de santé : ces acquis institutionnels, structurels, techniques et financiers doivent permettre d’intégrer la menace Ebola dans le système de santé et ainsi augmenter la performance de ce dernier en matière de surveillance des maladies infectieuses, mais au-delà pour sa gestion globale.
Les partenaires du secteur santé, les bailleurs de fonds ainsi que les autorités nationales doivent évidemment tirer les leçons de cette épidémie, revoir les aspects institutionnels pour mettre en place un système de santé plus fort et plus résilient. Le fait que la Guinée ait disposé d’un organe dédié à la gestion des crises sanitaires et catastrophes a été essentiel, salutaire et a permis d’organiser au mieux la riposte : ce Comité national de crise sanitaire, le seul organe mis en place par l’État depuis 2007 pour faire face à ce type de crise, et qui comprend des cadres nationaux et des partenaires du secteur santé traditionnels (OMS, Unicef, UNFPA, MSF, Terre des Hommes, etc.) doit être renforcé. Si nous en avons trop peu parlé dans le cadre nécessairement restreint de cette contribution, il ne fait aucun doute qu’il montrera toute son utilité lors d’éventuelles futures crises sanitaires. En la matière, enfin, cette épidémie a confirmé que le rôle du politique est déterminant et son implication au plus haut niveau le garant de la réussite : l’engagement personnel du chef de l’État guinéen dans la gestion de l’épidémie d’Ebola en atteste.
Nous devons prendre conscience que cette menace n’est pas éteinte et nous organiser au mieux. Il reste également établi que si cette épidémie est survenue naturellement, elle pourrait tout aussi bien être provoquée accidentellement ou intentionnellement. L’existence de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques est à cet égard très importante et il devient urgent qu’un maximum d’États y adhère afin de participer activement aux débats internationaux, d’être mieux informés et de se protéger. Alors que nous, pays en développement, ne disposons d’aucun moyen de production d’armes biologiques, nous sommes les plus exposés en raison de nos faibles capacités de prévention et de riposte. La communauté internationale doit devenir notre garant en la matière.