Prenant l’exemple du Congad, le Conseil des organisations non gouvernementales d’appui au développement au Sénégal, deux jeunes chercheuses nous aident à mieux comprendre les difficultés que peuvent avoir les ONG africaines à s’autonomiser de l’État.
Au Sénégal, depuis la fin des années 1970, l’État bénéficie d’une importante aide internationale. Aujourd’hui au cœur d’une nécessaire transition humanitaire[1]Jean-François Mattei, L’Humanitaire à l’épreuve de l’éthique, Les liens qui libèrent, 2014., il exprime de plus en plus la volonté d’assumer sa souveraineté en matière d’actions conduites sur son territoire[2]Jean-François Mattei et Virginie Troit, « La transition humanitaire », Médecine/Sciences, n° 2, vol. 32, 2016, p. 211-215, … Continue reading. Dans le même temps, atteindre l’autonomie – en tant que capacité à se gouverner soi-même – semble au cœur du projet de gouvernance des organisations de la société civile sénégalaise, un horizon considéré de manière croissante comme une solution durable, et partagé aussi bien par les structures du Nord que celles du Sud. Enfin, la « société civile locale[3]Jean-Noël Ferrié, « “Société civile”, autoritarisme et globalisation des normes. Une analyse des effets de la “solidarité sans consensus” », Journal des anthropologues, … Continue reading », très hétérogène, affiche une forte demande de participation aux affaires publiques et à la gestion des biens communs. Ces tendances seraient donc – selon Jean-François Mattei – des indicateurs de « mesure » de la transition humanitaire.
Partant de là, il nous a paru nécessaire de comprendre la « transition humanitaire » en cours au Sénégal à partir notamment de l’histoire, des aspirations, des pratiques et du fonctionnement des ONG. En prenant pour étude de cas le Conseil des organisations non gouvernementales d’appui au développement au Sénégal, le Congad, notre recherche vise à comprendre le paysage dans lequel se situent et évoluent les ONG au Sénégal au prisme de l’autonomie, vis-à-vis des bailleurs de fonds, des ONG internationales, mais surtout de l’État. C’est ce dernier point que nous nous proposons d’approfondir dans cet article en apportant des éléments de réponse à la question de savoir comment la sociohistoire du Congad est révélatrice de la difficulté des ONG sénégalaises à s’autonomiser de l’État.
L’objectif de la sociohistoire est alors de « mesurer » les dynamiques de cette organisation et de saisir les enjeux historiques en les plaçant sous l’angle de la gouvernance. Nous avons procédé au recueil de données via les archives de l’organisation et réalisé des entretiens approfondis auprès d’anciens présidents, secrétaires exécutifs et membres du Congad, ainsi que de représentants de collectivités locales[4]L’enquête qualitative a été menée entre septembre 2015 et août 2016. Nous avons envisagé l’espace humanitaire comme un espace de gouvernance que nous avons ethnographié à partir de … Continue reading. La sociohistoire nous a permis de pénétrer la mémoire collective du consortium en confrontant les mémoires individuelles de membres actuels et anciens du Congad et d’analyser les ressorts des différentes étapes qui ont concouru à l’évolution de l’organisation. L’histoire du Congad est structurée autour de trois grandes étapes : la phase de création et d’expansion (1980-1990), la phase d’institutionnalisation et de légitimation (1991-2003) et la phase de désenchantement (2004-2016). Ce sont ces trois grandes étapes qui structurent le présent article.
La transition démocratique et la création du Congad
Au début des années 1980, parallèlement à l’ouverture démocratique et au pluralisme, émergent les programmes d’ajustement structurel en même temps que l’échec des politiques agricoles de l’État contribue à l’émergence d’un plus grand nombre d’organisations désireuses d’œuvrer pour le développement du Sénégal. C’est également dans ce contexte qu’apparaissent les premières ONG sénégalaises animées pour la plupart par des intellectuels de gauche très critiques à l’égard des projets étatiques : elles auront vocation à devenir un réel contre-pouvoir de l’État.
Suivant cette dynamique, le Congad est créé en 1982 pour répondre aux attentes et besoins d’acteurs multiples : les ONG internationales, les associations communautaires, les premières ONG nationales mais également l’État. Cette nouvelle organisation vise en particulier à être un espace de concertation entre les ONG nationales et internationales actives sur le champ humanitaire depuis les années 1970, suite aux multiples crises politiques puisant leurs racines dans l’accès de pays de la région – dont le Sénégal – à l’Indépendance durant la décennie précédente et à celles liées aux calamités naturelles. Outre la nécessité de mettre en place un cadre d’échange face au foisonnement des organisations internationales, il s’agissait également d’encadrer par une loi les interventions des ONG, notamment étrangères. Quant aux associations nationales, certaines peinaient à être reconnues comme ONG de la part de l’État qui considérait leurs leaders comme des opposants politiques. Là où se crée l’ambivalence originelle, c’est que si l’État a besoin de regrouper les ONG pour avoir un interlocuteur organisé, c’est sans doute aussi pour encadrer leurs interventions. Comme l’explique D. C., un des « doyens » du Congad :
« Le seul moyen d’expression . C’est pour cela que le gouvernement nous disait que c’est des politiciens encagoulés, gauchistes ; mais en 1982, l’État avait besoin d’un cadre et ça commençait à foisonner de partout, surtout au niveau international, les ONG voulaient s’implanter. Il faut quand même le reconnaître : c’est l’État qui a facilité un peu la création du Congad[5]Entretien réalisé avec D. C, membre du bureau du Congad, Dakar, 7 janvier 2016.. »
De fait, une convention est signée entre l’État et le Congad en 1985. Dès lors, les relations d’abord conflictuelles entre l’État et le Congad vont évoluer, notamment pendant la phase de légitimation et de professionnalisation.
De la légitimation des ONG à la professionnalisation : la mise en place d’un cadre légal pour faire face à l’État
Le contexte des années 1990 est marqué par l’émergence de la « gouvernance mondiale et internationale[6]Laëtitia Atlani-Duault, « Les ONG locales, vecteurs de “bonne gouvernance” dans le Second Monde ? Introduction à une étude de cas », Journal des anthropologues, n° 94-95, 2003, … Continue reading » parallèlement à celle de la « société civile internationale[7]Jeanne Planche, Société civile : un acteur historique de la gouvernance, Éditions Charles Léopold Mayer, 2007. ». À ce titre, la participation – en tant que critère de « bonne gouvernance » – conduit l’État à impliquer les ONG dans la mise en place des politiques publiques. Le Congad, qui a vu dans cette injonction de gouvernance internationale l’opportunité de s’institutionnaliser, négocie alors de travailler sur un décret de 1996, numéroté 103, qui va régir l’intervention des ONG au Sénégal. Selon les termes de A. K., un ancien secrétaire exécutif de l’organisation :
« On en est sorti avec un document consensuel, le président n’a pas changé une virgule, il a signé directement. Le décret mentionnait la nécessité pour une ONG de se retrouver au Congad et celle de présenter une lettre d’exécution technique à l’État. Aussi, face aux ONG qui venaient et s’implantaient n’importe comment, le décret obligeait la reconnaissance du pays d’origine et une existence d’au moins deux ans avant de venir au Sénégal[8]Entretien réalisé avec A. K., ancien secrétaire exécutif du Congad, Dakar, 7 janvier 2016.. »
En fixant ainsi le cadre d’intervention des ONG, ce décret 1996/103 permet au Congad de consolider son ancrage. Il devient alors un interlocuteur privilégié du ministère de l’époque – celui de la Femme, de la famille et de l’enfance – et par là même de l’État.
Pour attester de sa capacité de gestion et ainsi éviter le regard curieux de l’État dans les affaires des ONG, le Congad multiplie ses stratégies de gouvernance. Un code éthique et déontologique est alors mis en place par le consortium qui procède aussitôt à une évaluation des ONG contribuant, là encore, à justifier à la fois des compétences de ses membres mais surtout à se légitimer. Ce travail débouche sur la révision du décret 1996/103 au moment même où est mis en place « l’acte 2 » de la décentralisation qui entérine la régionalisation et le transfert d’un nombre important de compétences aux collectivités locales. Selon D. C. :
« En 1996, il y a eu un nouveau décret qui redéfinissait les modalités d’intervention des ONG mais avec deux innovations majeures : c’est d’abord pour l’agrément, il fallait qu’il y ait une commission interministérielle où les ONG sont représentées par le Congad et c’est cette commission qui examinait les dossiers. Elle donnait un avis avant que l’autorité compétente ne prenne la décision[9]Entretien réalisé avec D. C, membre du bureau du Congad, Dakar, 7 janvier 2016.. »
Dans le cadre de la décentralisation qui suppose la participation des ONG aux initiatives locales, le Congad crée des cellules régionales et des réseaux thématiques. Le consortium peut désormais élargir et compter sur ses partenaires comme les ONG internationales pour financer l’animation de ses cellules. Progressivement, il acquiert la reconnaissance de l’État, du mouvement associatif ainsi que des ONG internationales et intègre des réseaux transnationaux : il devient un acteur incontournable de la vie économique et sociale du pays. Le consortium se positionne et s’adapte surtout à tous les contextes et contraintes extérieures. Il est présent dans des groupes de concertation avec l’État, au niveau de tous les départements ministériels, « à l’exception du ministère des forces armées », comme le président actuel aime le déclarer et en rire[10]Entretien réalisé avec le président du Congad, Dakar, 26 octobre 2015.. Cette phase de légitimation et de professionnalisation du Congad est à la mesure des relations d’interdépendance imposées par le contexte international : les ONG deviennent des relais de l’État sous la pression des bailleurs de fonds. Si la décentralisation en 1996 avait poussé les ONG à mettre en place des cellules régionales sur tout le territoire national, la phase de désenchantement et de crise qui s’annonce au seuil des années 2000, marquées dès le départ par l’alternance politique dans le pays, sera de plus en plus faite de relations clientélistes[11]Tarik Dahou, « Clientélisme et ONG », Journal des anthropologues, n° 94-95, 2003, p. 145-163. entre les ONG et l’État.
Désenchantement et crise : relations de clientèle et confinement des ONG
Les relations entre l’État et les ONG prennent en effet un tournant décisif dans les années 2000. Cela fait alors quelques années, sous la présidence finissante d’Abdou Diouf (président de la République du Sénégal de 1981 à 2000) que ces relations sont faites de méfiance mutuelle, de défiance ou d’évitement, voire de conflits ouverts. Dès 2000, on assiste à un changement dans la gouvernance des organisations de la société civile par l’État. Le régime de la première alternance politique (Abdoulaye Wade, successeur de Diouf) affiche alors une forte volonté de souveraineté. Cette approche est vite perçue par le Congad comme une stratégie de fragilisation. La démarche de l’État a consisté, selon les termes du président du Congad de l’époque, B. D (entre 1999 et 2005), à « diviser pour mieux régner[12] Entretien réalisé avec B. D., président du Congad de 1999 à 2005, Dakar, 14 mars 2016. ». En Janus, l’État du Sénégal se serait alors employé à creuser le fossé persistant entre les ONG internationales et nationales. Pour faire face à cette menace, le Congad politise sa direction, en élisant des syndicalistes et des militants de gauche aux trajectoires très marquées.
Par un paradoxe qui n’est sans doute qu’apparent, la politisation du Congad et donc de certains acteurs de cette société civile provoque leur rapprochement avec l’État. La nomination de certaines figures emblématiques du Congad au Conseil économique et social ou leur intégration dans différentes commissions ministérielles entraîne une confusion croissante parmi les ONG représentant le Congad auprès de ces institutions étatiques. Le récit du président du Congad jusqu’en 2016 est assez révélateur
« Oui. Je suis membre du Conseil avec le mandat du Congad. Je suis membre du Conseil de régulation des marchés publics avec le mandat du Congad. Il y a mes collègues qui sont au niveau d’autres structures similaires à travers les autres ministères sectoriels, mais je suis membre de l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC), pas grâce au Congad mais grâce au président de la République (rires)[13]Entretien réalisé avec le président du Congad, Dakar, 26 octobre 2015.. »
Cette instrumentalisation du Congad par la politisation de ses dirigeants et la clientélisation des relations entre les ONG et l’État auront pour effet l’évincement des membres du Congad de la production des politiques publiques sociales et ce, malgré les initiatives entreprises, comme la mise en place de la plateforme des acteurs non étatiques (ANE)[14]ANE est l’acronyme officiel utilisé par l’Accord de Cotonou de 2000 pour désigner une large gamme d’acteurs qui participent au développement. Ils peuvent être du secteur privé, des … Continue reading. Celle-ci est censée être un cadre d’échanges et de réflexions entre les acteurs de la société civile et les autorités publiques sur les orientations de la Stratégie de réduction de la pauvreté. La participation des ONG au niveau local est alors envisagée dans le cadre de l’acte 3 de la décentralisation de 2013 qui entérine la communalisation. Or la décision du chef de l’État de confier en 2015 le Programme d’urgence de développement communautaire (PUDC) au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)[15]Le PUDC est un programme estimé à 422 milliards de francs CFA. Il vise l’amélioration de l’accès aux services sociaux de base des populations rurales. Dans les arguments officiels avancés … Continue reading vient cristalliser les relations d’évitement entre l’État et les ONG. Cette décision est, selon nous, révélatrice de la perception que les autorités publiques ont du rôle des ONG : celui d’être de simples agents de mise en œuvre des politiques publiques. Si leur influence est particulièrement reconnue dans le milieu rural, leur participation aux orientations de la Stratégie de réduction de la pauvreté se limite à la politique du « faire-faire[16]Abdou Salam Fall, « La gouvernance multidimensionnelle et la reconfiguration des interactions entre les États et les mouvements citoyens en Afrique de l’Ouest et du Centre (Essai) », … Continue reading », autrement dit de l’exécution. Les ONG ont certes un véritable rôle à jouer dans la mise en œuvre du PUDC qui vise le développement des infrastructures socio-économiques de base ; l’amélioration de la productivité rurale et de la production agricole et de l’élevage ainsi que le renforcement des capacités institutionnelles des acteurs locaux et enfin, du développement d’un système d’informations géoréférencé. Mais les fins électoralistes assignées à ce programme compromettent toute possibilité d’une participation autonome des ONG. Le PUDC est en effet perçu avant tout par le régime de la seconde alternance comme un outil de gouvernance locale pour permettre aux élus de présenter un bilan positif de leur mandat (pistes rurales, forages et châteaux d’eau, électrification et équipements ruraux). Plus précisément, la participation des ONG au développement des territoires est envisagée par le chef de l’État uniquement à travers « l’implication aux initiatives à la base par une meilleure implication des acteurs et des bénéficiaires dans la formulation des stratégies de développement locales et leur mise en œuvre[17]Le discours du chef de l’État repris dans cet article : « Macky Sall confie un programme de 422 milliards au PNUD pour se passer de la bureaucratie », Dakar.Echo.com, 8 juillet 2015, … Continue reading ».
Dans sa stratégie d’évitement de la société civile, l’État organise désormais la mise en concurrence des ONG avec les partenaires techniques au développement. Face à la demande de participation des ONG pour coproduire les politiques publiques, l’État prend ses distances avec la société civile et réagit par un discours de « faire valoir » sur la participation, tout en restant vigilant sur les enjeux électoralistes. Comme le mentionne Abdou Salam Fall, la « gouvernance multidimensionnelle semble désormais un vernis pour domestiquer le discours des porteurs de changements radicaux[18]Abdou Salam Fall, « La gouvernance multidimensionnelle… », art. cit., p. 132. ». À qui profite dès lors ce jeu de dupes ? Cette question nous invite à nous intéresser aux contraintes qui pèsent sur l’État et la société civile dans la nouvelle configuration de la gouvernance de l’action publique qu’implique la transition humanitaire.
L’avenir du jeu de dupes entre État et ONG dans la transition humanitaire
L’évolution des rapports entre l’État et les ONG membres du Congad montre le cheminement de deux acteurs qui partagent un même destin : celui d’être dépendants – pour le premier du contexte international, pour les autres des ramifications nationales de cette dépendance. Tous deux se livrent à un jeu de dupes où chacun pense instrumentaliser l’autre. Quid de la volonté d’autonomie et de souveraineté exprimée par les ONG du Congad et l’État ?
Les résultats de la sociohistoire révèlent les relations ambivalentes entre l’État et le Congad, naviguant entre l’évitement et le rapprochement clientéliste, allant parfois jusqu’au confinement des ONG à des fonctions d’exécution locale, le tout marqué par une méfiance mutuelle. Nous avons montré dans les trois grandes étapes de l’évolution du Congad que la mise en place d’outils de gouvernance obéit davantage à une logique de survie institutionnelle pour échapper au contrôle de l’État : le Congad s’ajuste en permanence sur le plan institutionnel par rapport aux besoins exprimés par l’État sur le terrain.
Cette difficulté des ONG du Congad à s’autonomiser de l’État et à exister comme contre-pouvoir, inhérente aux injonctions internationales de gouvernance, se traduit au niveau national par une volonté de l’État d’encadrer l’intervention des ONG et la difficulté pour ces dernières d’exister au-delà de la seule possibilité d’être des organes de mise en œuvre des politiques publiques sociales, ou de programmes d’aide au développement initiés par des ONG ou institutions internationales. D’une part, les injonctions internationales imposant à l’État au Sénégal de faire participer la société civile en général et d’encadrer l’intervention des ONG en particulier, ne lui laissent pas de marges de manœuvre pour gouverner en toute souveraineté : en d’autres termes, l’État organise le cadre réglementaire des ONG en espérant exercer son contrôle sur ces organisations de la société civile. D’autre part, la logique de survie qui pousse les ONG du Congad à chercher les moyens de leurs interventions à travers leur participation aux politiques publiques remet en cause toute possibilité d’un partenariat autonome avec l’État. Tout compte fait, ni l’État ni les organisations de la société civile n’ont gagné en autonomie, malgré une volonté apparente d’y parvenir. En confiant à une agence des Nations unies, le PNUD, des fonctions lui revenant, l’État perd de sa souveraineté, tout comme les ONG nationales échouent à s’autonomiser faute de pouvoir s’autofinancer.
Une telle situation appelle à l’ouverture d’une nouvelle ère de gouvernance dans laquelle l’autonomie de la société civile et des ONG en particulier ne pourra être envisagée sans prendre en compte l’interdépendance des relations entre les acteurs. Cela suppose une forte capacité des institutions à réfléchir sur leur raison d’être en s’inscrivant dans une démarche de réflexivité pour que chacune des parties joue pleinement son rôle.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-230-2