Atteindre les usagers de drogues dans les contextes urbains est une gageure autant qu’une exigence sociale et sanitaire. À Maputo, la capitale du Mozambique, Médecins Sans Frontières a développé une approche médicale adaptée à une population fortement en danger, stigmatisée et criminalisée.
Dans les pays au développement rapide comme le Mozambique, l’urbanisation non planifiée entraîne de nouvelles vulnérabilités sociales et des inégalités croissantes en matière d’accès aux soins[1]Andersen J. E., Jenkins P, Nielsen M., “Who plans the African city? A case study of Maputo: Part 1 – the structural context”, International Development Planning Review, 37(3): 2015, p.329-350.. Dans certaines régions, la violence et l’exclusion sociale créent des situations critiques en matière de soins, qui pourraient être mieux pris en charge par les organisations humanitaires locales ou internationales. Avec les caractéristiques et les problèmes qui leur sont propres, ces zones urbaines constituent depuis longtemps un cadre pour l’action humanitaire, et les programmes humanitaires doivent être adaptés en conséquence.
Médecins Sans Frontières (MSF) possède une vaste expérience dans la prestation de soins médicaux dans des contextes urbains, mais a été confronté à de nouvelles difficultés lors du démarrage d’un programme de santé auprès de personnes usagères de drogues à Mafalala, un bidonville de Maputo, la capitale du Mozambique. Cela impliquait de développer une nouvelle approche médicale pour répondre aux besoins plus larges des personnes usagères de drogues.
Des soins adaptés à une population marginalisée et à la réduction de la transmission
Parmi les populations vulnérables des zones urbaines, les personnes usagères de drogues sont particulièrement exposées à divers problèmes de santé graves. Celles usagères de drogues par injection sont parmi les plus exposées au risque de contracter ou de transmettre le VIH et le VHC (virus de l’hépatite C), ainsi que les co-infections telles que la tuberculose (TB)[2]Ayesha B.M. Kharsanyand Quarraisha A. Karim, “HIV Infection and AIDS in Sub-Saharan Africa: Current Status, Challenges and Opportunities”, Open AIDS Journal, 2016; 10: p.34-48.. Dans le même temps, elles ont un accès restreint aux soins et aux services de prévention ou d’accompagnement. Les raisons sont complexes, mais le fait que l’usage de drogue soit souvent stigmatisé et pénalisé est un facteur d’exclusion majeur.
Réduire la transmission chez les personnes usagères de drogues est essentiel pour lutter contre l’épidémie de VIH au Mozambique. La propagation du VIH/sida à Mafalala a jusqu’à présent été examinée sous l’angle social, mettant l’accent sur le rôle des jeunes résidents[3]Paulo Margarida, Sexuality and HIV/AIDS among young residents of Mafalala Barrio, Maputo, Mozambique, 2003.. Alors que les données épidémiologiques sont limitées, les informations existantes montrent une prévalence alarmante du VIH et de l’hépatite C chez les personnes usagères de drogues par injection à Maputo[4]La prévalence du VIH est de 46,3 % et celle du VHC de 67,1 % chez les personnes usagères de drogues à Maputo. Degenhardt L., Peacock A., Colledge S., Leung J., Grebely J., Vickerman P. et al., … Continue reading. L’analyse des patients pris en charge dans la structure existante de MSF dans la ville[5]Anne Loarec et al., “Extremely low hepatitis C prevalence among HIV co-infected individuals in four countries in sub-Saharan Africa,” AIDS, Issue 33, February 2019, p.353-355. a montré que les personnes usagères de drogues constituaient la majorité des patients co-infectés par le VIH et l’hépatite C[6]Données médicales internes de MSF, issues de son projet de lutte contre le VIH à Maputo.. En conséquence, MSF a récemment ouvert un nouveau programme destiné à fournir une prise en charge médicale globale à ces personnes dans le bidonville de Mafalala.
L’ouverture de ce type de projet suppose de relever de nombreux défis et de surmonter divers obstacles, notamment l’insécurité qui règne dans les bidonvilles, la difficulté d’atteindre les personnes usagères de drogues et la nécessaire acceptation de nouvelles stratégies médicales par les autorités locales, la police, les communautés et les personnes usagères de drogues elles-mêmes. Un nouveau modèle de soins s’imposait, assorti d’une stratégie d’intervention de proximité adaptée à un bidonville et offrant des services à une population vulnérable ayant des besoins très spécifiques. Cela comprenait l’élaboration et la mise en œuvre d’activités non médicales, notamment une approche globale de réduction des risques. Établir le projet au sein de la communauté de Mafalala nécessitait un partenariat avec une organisation de la société civile locale ayant déjà travaillé avec des personnes usagères de drogues.
Des considérations spécifiques au contexte urbain et à une population criminalisée
Les personnes usagères de drogues sont souvent concentrées dans les zones urbaines, en partie en raison de la disponibilité des drogues illicites[7]Danielle Ompad and Crystal Fuller, “The Urban Environment, Drug Use and Health”, in Sandro Galea and David Vlahov, Handbook of Urban Health: Populations, Methods, and Practice, Springer, 2005, … Continue reading. C’est le cas au Mozambique, Maputo étant un important centre de transit de l’héroïne[8]Joseph Hanlon, “The Uberization of Mozambique’s Heroin Trade”, LSE International Development working paper series2018, n°18-190, … Continue reading. Mais d’autres caractéristiques des contextes urbains influent sur les comportements à l’égard de la consommation de drogues, telles que la densité de population, la ségrégation résidentielle, la répartition inégale des revenus, les ressources sociales (réseaux et soutien), les facteurs de stress de la vie courante et la détresse psychologique[9]Sandro Galea, Sasha Rudenstine and David Vlahov, “Drug use, misuse, and the urban environment,” Drug and Alcohol Review, Number 24, March 2005, p.127-136.. Dans le même temps, les autorités peuvent utiliser les zones urbaines pour communiquer à propos de leurs actions policières et politiques, en ciblant les personnes qui consomment des drogues et disposent de moyens de défense limités.
À Maputo, les personnes usagères de drogues se rassemblent principalement dans les quartiers pauvres. Ces personnes sont la cible de la police, ce qui les pousse dans la clandestinité. Au Mozambique, la consommation de drogue est pénalisée et, bien qu’elle ne soit pas explicite, la loi est largement interprétée de façon à pénaliser le transport de matériel de consommation, tel que les aiguilles. Les personnes usagères de drogues par injection en viennent donc à partager des aiguilles et des seringues de crainte d’être arrêtées. De soi-disant « doctors » leur louent des aiguilles et des seringues, parfois jusqu’à dix fois la même aiguille[10]Évaluation interne de MSF en 2018.. Avec une prévalence du VIH de plus de 45 % chez les personnes usagères de drogues par injection, cette pratique est alarmante. La législation actuelle du Mozambique en matière de trafic et de consommation de drogue[11]Loi nº 3/97 du 13 mars, Constitution du Mozambique. prévoit dans le cas de l’usage de drogue des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans assorties d’une amende, et la peine sera plus sévère si l’intéressé a déjà été condamné par la justice pour trafic de drogue. La législation contribue à exclure les personnes usagères de drogues du recours aux soins. Elle vulnérabilise et marginalise encore davantage les usagers injecteurs, et conduit à une transmission accrue de la maladie. Elle est donc préjudiciable à la lutte contre le VIH, l’hépatite C et la tuberculose.
Atteindre les personnes usagères de drogues a ainsi été l’une des principales difficultés rencontrées par MSF lors du démarrage de son projet à Mafalala. Le projet nécessite d’appréhender non seulement les différentes scènes de vente et de consommation et l’environnement souterrain complexe, mais également les moyens d’accéder aux patients potentiels et d’obtenir leur adhésion. Les bidonvilles étant souvent la cible de la police, les scènes de vente et de consommation, difficiles à trouver, changent constamment, ce qui nécessite un réseau d’interlocuteurs clés pour aider à cartographier en permanence cette dynamique instable.
Piloter un nouveau modèle de soins ancré dans la communauté
Compte tenu des spécificités des bidonvilles et de la population cible, un modèle de prise en charge adapté a dû être envisagé, comprenant des actions de réduction des risques mises en œuvre avec le concours d’éducateurs pairs. Ceux-ci, dont des usagers de drogues anciens et actifs, sont essentiels pour atteindre cette communauté vulnérable, et leurs connaissances sont primordiales pour concevoir des programmes efficaces. Les pairs constituent le premier point d’accès à une prise en charge médicale et sont donc responsables des activités de proximité au sein de la communauté[12]Rhodes, Singer et al., “The social structural production of HIV risk among injecting drug users”, Social Science & Medicine 61, 2005..
Cependant, travailler avec des pairs présente certaines limites. Premièrement, leur recrutement est difficile, principalement en raison d’une pénalisation forte et de la stigmatisation des personnes usagères de drogues au sein de la communauté. Les pairs étant donc souvent eux-mêmes d’anciens usagers de drogues, il existe un risque de rechute lorsqu’ils sont exposés à certains environnements où les produits sont facilement disponibles. Travailler avec des usagers de drogue actifs est possible, mais n’est pas sans difficulté : des règles de conduite spécifiques doivent être convenues et obtenir l’adhésion en interne peut prendre du temps.
L’acceptation est également cruciale pour réussir la mise en œuvre d’un projet dans un bidonville. Le pilotage de ce modèle de prise en charge implique de nombreuses étapes pour obtenir l’approbation et la mobilisation des acteurs aux niveaux communautaire, local et national. Afin de convaincre les autorités compétentes en matière de santé et celles chargées de faire respecter la loi des avantages pour la santé publique d’un projet tel que celui de MSF à Mafalala, un long et intense travail de plaidoyer a précédé son ouverture. Des stratégies ont été mises en place pour sensibiliser la police, les autorités sanitaires nationale et locale, les organisations de lutte contre le sida et de la société civile, ainsi que la communauté du territoire concerné. Il est important d’expliquer pourquoi les personnes usagères de drogues ont besoin d’un accès aux soins gratuit, notamment aux programmes d’échange de seringues. L’accent est mis sur le fait que cela conduirait à une réduction de la propagation des maladies transmissibles par le sang, ce qui profiterait finalement à l’ensemble de la communauté. MSF collabore avec la Mission de lutte contre la drogue et le trafic, le Conseil national de lutte contre le sida et le ministère de la Santé pour traiter les questions clés telles que la mise en œuvre de programmes d’accès aux seringues et élaborer des lignes directrices en matière de réduction des risques.
La participation communautaire est essentielle à la réussite d’un tel programme. Il est attesté que les actions de proximité communautaires[13]Potts E., “Accountability and the right to the highest standard of health”, Colchester: University of Essex Human Rights Centre, 2008. sont efficaces dans la prévention du VIH et de l’hépatite C chez les personnes usagères de drogues[14]World Health Organization, “Evidence for action: Effectiveness of community-based outreach in preventing HIV among injecting drug users”, WHO, 2004, www.who.int/hiv/pub/idu/idu/en, et que les programmes sont plus efficaces lorsque la population concernée participe à leur mise en œuvre[15]Robert E. Booth et al., “HIV incidence among people who inject drugs (PWID) in Ukraine: results from a clustered randomized trial,” Lancet HIV, 3(10): October 2016, p.482-489.. En particulier pour les personnes usagères de drogues, les données indiquent que les programmes de proximité sont appropriés pour réduire le risque de transmission du VIH et de l’hépatite, à travers des probabilités moindres de partager le matériel d’injection, une utilisation plus importante du préservatif, des pratiques sexuelles plus sûres, ainsi qu’une pratique de l’injection moins fréquente[16]WorldHealth Organization, “Evidence for Action…”, op. cit. Voir également Medley A., Kennedy C., O’Reilly K. et al., “Effectiveness of peer education interventions for HIV prevention in … Continue reading.
Suivant cette stratégie, MSF a travaillé aux côtés de l’organisation de la société civile mozambicaine Unidos afin d’ouvrir un centre d’accueil pour les personnes usagères de drogues dans le bidonville de Mafalala. Le centre a ouvert ses portes en mai 2018 dans le but de proposer un premier accès aux services de santé, en créant un lieu sûr pour les personnes usagères de drogues. Dans le centre, elles ont accès à des services de prévention, tels que le conseil et le dépistage gratuits du VIH et de l’hépatite, ainsi que le dépistage de la tuberculose. Les personnes ayant besoin d’un traitement sont mises en relation en vue d’une prise en charge médicale. Le centre fournit également des services de réduction des risques tels qu’un programme d’accès aux seringues. C’est un endroit où les personnes peuvent se sentir en sécurité, où elles peuvent venir se reposer, laver leurs vêtements, se brosser les dents et prendre une douche. Il s’agit d’un maillon crucial du soin pour des personnes qui sont par ailleurs largement exclues.
Depuis le début de ses activités en 2018, MSF a réalisé pour près de 800 personnes usagères de drogues un dépistage du VIH et de l’hépatite, et de la tuberculose pour plus de 150. MSF a également introduit un nouveau schéma thérapeutique pour le traitement de l’hépatite C, qui a permis de guérir les premiers patients atteints au Mozambique, dont des personnes usagères de drogues.
Le centre d’accueil est un élément important de la stratégie visant à atteindre ces personnes, mais un autre élément essentiel du succès consiste à les impliquer dans la planification et la délivrance des services. Les éducateurs pairs travaillent à la fois au sein de la communauté et du centre d’accueil. Ils se rendent quotidiennement sur les scènes de vente et de consommation et établissent le premier contact.
Pour aider à surmonter certains des obstacles quotidiens mentionnés ci-dessus et rendre des comptes à la communauté et aux bénéficiaires du projet, MSF a invité les acteurs locaux à créer un comité de pilotage afin d’améliorer la communication. Celui-ci est composé de responsables communautaires officiels et non officiels, de personnalités influentes du bidonville et, surtout, de personnes usagères de drogues[17]Medley A. et al., “Effectiveness…”, art. cit.. Le comité agit en tant que groupe consultatif pour la gestion du centre d’accueil. Il représente le point de vue de la communauté et répond aux préoccupations, relaie les recommandations et contribue à la compréhension par le public des actions de réduction des risques.
Une activité modeste pour un impact médical potentiellement élevé
L’objectif principal du programme à Mafalala est de contribuer à la lutte contre l’épidémie de VIH et de tuberculose et au contrôle de la transmission de l’hépatite C à Maputo, compte tenu de la prévalence extrêmement élevée de cette dernière, notamment chez les personnes usagères de drogues[18]Lazarus J. V., Safreed-Harmon K. et al., “The Micro-Elimination Approach to Eliminating Hepatitis C: Strategic and Operational Considerations”,Seminars in Liver Disease 2018 … Continue reading. Malgré les difficultés liées à la mise en œuvre de la réduction des risques au Mozambique, les activités en cours ont démontré des bénéfices potentiels et avérés importants en matière de santé publique. L’expérience de MSF à Mafalala montre qu’un modèle de soins progressiste centré sur le patient pourrait être étendu au niveau national en vue d’être intégré dans les politiques nationales. Au sein de MSF, ce type de programme, si son efficacité est attestée, pourrait être reproduit dans d’autres contextes, notamment parce que l’organisation est confrontée à des besoins croissants d’intervention en milieu urbain.
L’articulation entre le soin et le maintien dans le soin reste faible, principalement parce que la réduction des risques n’est pas encore pleinement appliquée. La prochaine étape consistera à piloter la mise en œuvre et la décentralisation des composants de cette réduction des risques actuellement absents, comme le traitement de substitution aux opiacés et la naloxone, destinée à traiter les overdoses. Un autre objectif du projet est de décentraliser les services cliniques tels que le traitement antirétroviral et le traitement de l’hépatite C et de la tuberculose vers le centre d’accueil. Il reste encore beaucoup à faire au Mozambique.
Traduit de l’anglais par Thérèse Benoît
Les auteurs remercient l’Unité de recherche sur l’environnement et les pratiques humanitaires (Ureph) du centre opérationnel de MSF à Genève pour son soutien.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-484-9