Vue d’Afrique et vécue en Afrique. C’est à cette double lecture que se livrent les trois auteurs dont l’analyse anthropologique permet une mise en perspective salutaire dans la manière dont la pandémie de la Covid-19 a été appréhendée par les populations, les scientifiques et les politiques. Elle offre aussi – et peut-être surtout – une lecture fine des représentations mobilisées comme des revendications de dignité qui se sont exprimées.
Bien sûr, cette pandémie fut sanitaire. Mais son surgissement a été trop soudain, massif et inquiétant, pour que l’incertitude quant aux risques liés à la diffusion du pathogène n’affecte une sorte de rationalité habituelle de nos choix sanitaires et n’implique de diverses manières des émotions politiques et la créance que nous accordons aux savoirs médicaux.
Partout, ces dimensions non directement médicales – des choix des stratégies de santé publique, de l’usage des connaissances disponibles et de l’impact des forces imaginantes des récits épidémiques – ont façonné les espaces sociotechniques de la Covid-19.
C’est cette configuration épidémique, correspondant à la confrontation des caractéristiques proprement infectieuses du virus et de ses modes de transmission avec les dynamiques sociohistoriques construisant les réponses sanitaires spécifiques aux divers territoires concernés, que nous nous proposons de brièvement caractériser.
Nous écrivons « à chaud ». L’épidémie est en cours et son évolution reste incertaine. Par ailleurs, des données sont encore manquantes et bien des études de terrain, actuellement impossibles à effectuer, seraient à réaliser pour étayer nos assertions. C’est pourquoi le but de ce travail exploratoire que nous réalisons sur des « signes, des traces et des indices[1]Carlos Ginzburg, « Signes, traces, pistes : Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 6 (6), 1980, p. 3-44. » est de contribuer à circonscrire un ensemble de dimensions souvent négligées dans les études strictement sanitaires, alors qu’elles configurent les réponses à l’épidémie. Sur la scène sanitaire, tout autant qu’ailleurs, les implicites culturels ou les émotions politiques[2]Arjun Appadurai, Géographie de la colère, Payot & Rivages, 2007 ; Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion, Flammarion, coll. « Champs actuel », 2010. qui orientent la lecture de l’événement déterminent les choix et les jeux des acteurs.
Politiques sanitaires et contradictions sociales
En Afrique de l’Ouest où nous situons notre propos, il est aisé, d’un strict point de vue de santé publique, de souligner la rapidité de la réponse sanitaire et l’effort de cohérence quant aux mesures engagées pratiquement dans tous les États de la sous-région.
Par exemple, les premiers cas de Covid-19 étant des cas « importés », en une dizaine de jours – du 16 au 26 mars –, tous les pays membres de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEAO), à l’exception du Liberia, ont fermé leurs frontières. Suivirent logiquement la fermeture des écoles, des universités et des lieux de regroupement de population, l’instauration de « couvre-feux », et une insistance – à l’inverse des conduites de certains chefs d’État du Nord – sur l’importance, et l’obligation en certains lieux, du port du masque et des gestes barrières. « En France, on a mis 52 jours après le premier cas pour prendre des mesures. Il y avait alors 4 500 cas. En Côte d’Ivoire, 5 jours après le premier cas, on a fermé les écoles et les frontières. Une semaine plus tard, c’était le couvre-feu », souligne, par exemple, le Dr Jean-Marie Milleliri[3]« Covid-19 : l’Afrique en quête de réponses », Le Point Afrique, 16 mai 2020, https://www.lepoint.fr/afrique/covid-19-l-afrique-en-quete-de-reponses-16-05-2020-2375737_3826.php.
Ces mesures de prévention furent, par ailleurs, souvent mises en scène par des chefs d’État, comme au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, par d’autres responsables politiques ou des artistes comme le chanteur sénégalais Ismaël Lô, le Congolais Koffi Olomidé ou le collectif de rap « Y’en a marre », etc. De même, certains personnels politiques comme le Premier ministre ivoirien Amadou Gon présentèrent leur confinement sur un mode éducatif, après avoir été en contact avec une personne infectée par la Covid-19.
Bien sûr, tout ne fut pas homogène. Certains responsables politiques s’exprimèrent lorsque d’autres se turent. Les calendriers des actions et des mesures furent variables. Mais, en situation de grande inquiétude et d’incertitude, on assista à une gestion somme toute assez « banale » jusque dans ces contradictions qui, par exemple au Niger et au Sénégal, obligèrent à négocier avec des autorités religieuses ou, au Mali comme en France, inscrivirent des élections législatives dans le cours du « confinement ».
Comprendre le “ cours ordinaire de l’épidémie ” implique de le cartographier en fonction des failles et des remaniements idéologiques que produisit cet événement sanitaire.
Mais cette image, sans être fausse, doit être aussi examinée selon ses nuances et ses craquelures. Comprendre le « cours ordinaire de l’épidémie » implique de le cartographier en fonction des failles et des remaniements idéologiques que produisit cet événement sanitaire. Failles et secousses qui, d’un pays à l’autre, et du continent aux diverses diasporas, furent toujours, dans une Afrique largement « numérisée[4]Gado Alzouma, « Téléphone mobile, Internet et développement : l’Afrique dans la société de l’information ? », tic&société , vol. 2, n° 2, 2008, … Continue reading », prolongées par l’intense activité des téléphones mobiles, des réseaux sociaux, de la presse et des télévisions.
Les élites et le système de santé local
Une première fissure se situe entre les mots de la prévention et les choses de la vie. Elle concerne les inégalités face aux mesures qui furent prises pour éviter la propagation du virus versus une contestation largement spontanée d’élites promptes à ne pas respecter les lois communes. Ainsi, des mouvements de foule se déroulèrent au Cameroun à propos d’un responsable politique revenant de France et qui ne respecta pas le confinement. Partout – y compris en Europe et notamment en Angleterre à propos d’un conseiller du Premier ministre –, la Covid-19 a mis à jour des pratiques différenciant les élites des populations. Comme l’a souligné le 5 avril au Bénin le président Talon, en évoquant les dizaines de milliards dépensés pour des privilégiés et en interdisant ces évacuations payées par l’État : « Celui qui dans son village ne connaît personne ou n’est pas proche du pouvoir n’a pas de chance d’être évacué. » La Covid-19 ne résolut aucune inégalité, mais elle obligea de les dire.
Parallèlement, cette fermeture des frontières fit que certains responsables, comme Pape Diouf au Sénégal, ne purent être évacués et partagèrent le sort sanitaire faisant l’ordinaire des populations. Au Burkina Faso, autre exemple à la mi-mars, le décès de la deuxième vice-présidente de l’Assemblée nationale a mis en lumière divers dysfonctionnements des services de santé, connus de tous, mais ici dévoilés par l’importance sociale de ceux qui eurent à en pâtir. De manière générale, « premiers concernés par le Covid-19, les dirigeants doivent à la fois se soigner ou se protéger, tout en essayant de gérer cette crise et de masquer leurs échecs en matière de santé publique. Ils sont en quelque sorte pris à leur propre piège et c’est une première[5]Jean-Paul Bado, in Joan Tilouine, « En Afrique, le coronavirus met en danger les élites dirigeantes », Le Monde Afrique, 3 avril 2020, … Continue reading ».
Les mots, les mesures préventives et les inégalités sociales
Par ailleurs, et plus globalement, l’OMS a estimé jeudi 7 mai que « 83 000 à 190 000 personnes en Afrique pourraient mourir du Covid-19 et 29 à 44 millions pourraient être infectées au cours de la première année » si des mesures de confinement n’étaient pas appliquées. Or « confiner » des familles vivant dans des quartiers « non lotis » et devant chaque jour faire quelques affaires pour trouver leur subsistance était proprement impossible. Autrement dit, si les mots restaient les mêmes, ils devaient s’appliquer à des réalités bien différentes. Pour les plus pauvres et dans bien des pays et situations locales, cette narration sanitaire mondialisée était sans possibles référents comportementaux.
Partout, l’impact des conduites préventives selon les conditions de vie et les inégalités sociales fut évident et les mesures sanitaires eurent de plus grandes conséquences économiques sur les plus précaires. Cela entraîna, notamment au Sénégal, des violences de la part de ceux pour qui le couvre-feu était synonyme d’appauvrissement. Pour ceux-ci, comme à l’accoutumée et en fonction des statuts économiques et des modes de logement, les mots et les propositions sanitaires ne signifièrent qu’un accroissement de la faim et de la précarité.
En revanche, l’existence d’un marché informel dynamique – né à l’époque coloniale et conforté lors des politiques d’ajustement structurel – s’adressant à diverses populations précaires subsistant en dehors des circuits économiques régulés et taxés[6] Jacqueline Damon, L’Afrique de l’Ouest dans la compétition mondiale, Karthala, 2003. a permis une très rapide production de masques à des prix abordables. Mais, même si des efforts de certification ont été préconisés, rien ici ne fut standardisé et ces masques – allant de bouts de tissus mal cousus à de riches objets de mode assortis à d’autres vêtements – furent autant des réponses « symboliques » à la crainte de se contaminer et aux exigences des États, qu’une véritable protection sanitaire. Soulignons aussi que la promptitude à se couvrir le visage a été facilitée par l’habitus de le faire, puisque dans divers groupes socioculturels, souvent pour des raisons de pudeur, le voile pour les femmes et le turban pour les hommes couvrent le nez et la bouche. Cette réponse sociale, même si elle adopta parfois plus les signes que la réalité de la prévention, fut aussi largement portée par les familles qui, voyant à la télévision des images de l’Asie et de l’Europe, ont anticipé par prudence une sorte de distanciation « sociale » spontanée : masque, éloignement des mosquées, des églises, etc.
Enfin, comme nous l’évoquions précédemment, « pour la population, confrontée depuis longtemps à une “médecine inhospitalière” et très critique à l’égard des soignants, les formations sanitaires ne sont pas subitement devenues accueillantes[7]Jean-Pierre Olivier de Sardan et al., « Si l’Afrique veut être plus efficace face aux épidémies futures, elle doit tirer les leçons de ses insuffisances », Le Monde Afrique, 31 mai 2020, … Continue reading ». Les socles précaires, sélectifs et inégalitaires des systèmes de santé n’ont pas changé du fait de l’épidémie. Le paysage est resté celui que l’on connaissait. Peut-être simplement l’épidémie a-t-elle permis – voire obligé – à dire en plein jour ce que chacun savait intimement. À construire un effet de vérité, une réflexivité qui d’articles en récits et en témoignages critiques empêche de (se) mentir en plein jour[8]Hannah Arendt, La Vie de la pensée, Payot, 1987..
Une réponse sanitaire fondée sur la dignité
Ces contradictions furent – et sont encore – localement vécues. Mais, depuis l’étranger, ces difficultés servirent aussi d’argumentaire pour penser et décrire l’Afrique uniquement sous ces qualificatifs métonymiques de « vulnérable » et de « région particulièrement à risque ». Les divers échanges de points de vue et les critiques endogènes formulées dans l’entre-soi des sociétés rencontrèrent ainsi les discours exogènes que d’autres – ONG humanitaires, journalistes, instances scientifiques – tenaient sur ce que l’on présentait comme une catastrophe annoncée pour l’Afrique puis, la situation sanitaire restant stable, en s’interrogeant sur le fait qu’« en Afrique, la catastrophe sanitaire annoncée n’a pas encore eu lieu[9]Titre de l’article de Simon Petite, Le Temps, 7 mai 2020, www.letemps.ch/monde/afrique-catastrophe-sanitaire-annoncee-na-lieu ».
Les journaux, les articles, les « papiers » scientifiques et les mots qui en composent l’argumentaire diffèrent. Cependant, d’une certaine façon, ces visions péjoratives et « humanitaires » ont en commun de faire des États et populations africaines des « objets » ou des « cibles » de l’aide plus que des acteurs de leur histoire. Et cette dépossession de soi fut ressentie comme inacceptable. Comme le souligne fort justement un collectif de chercheurs : « Les raisons d’avoir sonné l’alarme se heurtent à des représentations de l’Afrique, de sa place dans le monde, entre l’habitus du catastrophisme et la paresse intellectuelle qui veut voir et trouver l’Afrique à la place du mort. Comme si, dans les représentations du monde, l’Afrique était confinée dans le rôle du berceau de la mort et des maux dont on ne guérit pas sans intervention extérieure et humanitaire[10]Laurent Vidal, Fred Eboko, David Williamson, « Le catastrophisme annoncé, reflet de notre vision de l’Afrique », Le Monde Afrique, 8 mai 2020, … Continue reading ».
Ces visions péjoratives et “ humanitaires ” ont en commun de faire des États et populations africaines des “ objets ” ou des “ cibles ” de l’aide plus que des acteurs de leur histoire.
Ces propos sont à l’unisson des remarques de Souleymane Bachir Diagne qui soulignait que « l’Afrique n’est pas cette poussée démographique à laquelle la réduisent bien des prospectivistes et dans laquelle ils ne voient que des problèmes. Elle est une force d’innovation et de créativité à laquelle ne rend pas justice cette vision d’une Afrique à la dérive, à la traîne du monde, avec laquelle la seule relation possible serait la compassion. tout cela parle de pays qui comptent d’abord sur leurs propres forces avec la volonté de mettre l’intelligence africaine à l’œuvre[11]« Souleymane Bachir Diagne : “L’Afrique bénéficie de sa confiance en la vie même” », Le Point, 30 avril 2020, … Continue reading ».
C’est ainsi que de pages en reportages et en paroles « d’experts », si la pandémie fut évidemment sanitaire, elle fut aussi une prise de parole qui opposa des représentations de l’Afrique à d’autres conceptions de soi. La santé dit toujours plus qu’elle-même et ces controverses furent l’occasion pour certains d’exprimer diverses formes de ressentiment sociopolitique[12]Pierre Ansart (dir.), Le Ressentiment, Bruxelles, Bruylant, 2002. et très globalement de refuser une sorte de déni de considération[13]Claudine Haroche et Jean Claude Vatin (dir.), La Considération, Desclée de Brouwer, 1998 ; Yves Déloye et Claudine Haroche (dir.), Le Sentiment d’humiliation, In Press, 2007. au sein de ce qui releva pleinement d’une « géopolitique de l’émotion ».
C’est aussi de cette manière que, pris dans ce réseau de la construction mondialisée des imaginaires[14]Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Payot, 2015., les choix de santé furent liés à la mise en narration d’une certaine « présentation de soi » au regard d’un monde audiovisuel ayant constitué l’espace épidémique comme une scrutation des conduites des « autres » confrontés au virus.
Maladie de tous, cette pandémie a construit et exacerbé un espace comparatif mondialisé des politiques publiques engagées face à l’épidémie. De ce fait, le choix des actions, au-delà de leur stricte raison sanitaire, correspondit aussi à une façon de « se dire » face aux autres mondes que chaque État supposait attentifs à ses déboires et ses réussites. Il en résulta notamment, même si cette dichotomie doit être nuancée, une double posture. À l’intérieur, dans l’entre-soi, se tinrent des discours critiques. Pour l’extérieur, on entendit plutôt une sémantique commune évoquant, de diverses manières, les capacités de l’Afrique à répondre à la maladie.
Le refus d’une recherche avec l’Afrique comme terrain expérimental
Tout d’abord, il a pu s’agir de refuser des propositions d’études très « maladroitement » – ou péjorativement – présentées, le 3 avril, par des praticiens et chercheurs français. « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitement, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida, ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées[15]« Coronavirus : un “vaccin testé en Afrique” ? Deux médecins font polémique sur LCI », Le Parisien, 3 avril 2020, … Continue reading. »
Maladie de tous, cette pandémie a construit et exacerbé un espace comparatif mondialisé des politiques publiques engagées face à l’épidémie.
Les réponses à ces propos ne furent pas « médicales[16]Fred Eboko, « Non, l’Afrique n’est pas, ni de près ni de loin, la cible privilégiée des essais cliniques », Le Monde Afrique, 8 avril 2020, … Continue reading ». Elles furent politiques évoquant des « provocations coloniales » et « les corps noirs (et pauvres) Il est honteux et horrifiant d’entendre des scientifiques tenir ce genre de propos au XXIe siècle. Nous les condamnons dans les termes les plus forts[17]« Coronavirus et essais de vaccin en Afrique : l’OMS fustige des propos “racistes” et une “mentalité coloniale” », TV5 Monde, 7 avril 220, … Continue reading. » La blessure fut vive d’une « compassion » abusive et lourde d’un manque de respect[18]Richard Sennett, Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Albin Michel, 2003..
Des choix thérapeutiques autonomes
Très naturellement, face à la maladie, la principale décision prise à l’échelle locale concerne les choix thérapeutiques. Le Sénégal, le Burkina Faso, le Maroc et l’Algérie ont tout de suite adopté un traitement à base de chloroquine, celle-ci étant financièrement accessible et déjà largement utilisée sur le continent en tant qu’antipaludéen. Pour ne prendre qu’un exemple, le professeur Moussa Seydi, du CHNU de Fann, administra ainsi de la chloroquine aux 100 premiers patients testés positifs à la Covid-19 au Sénégal, et exprima son intérêt pour le traitement de Didier Raoult dès le 19 mars 2020. Et même si un collège de médecins, notamment africains, publia le 22 avril une mise en garde contre une utilisation inappropriée et généralisée de ce traitement en Afrique subsaharienne[19]Pascale M. Abena et al., “Chloroquine and Hydroxychloroquine for the Prevention or Treatment of COVID-19 in Africa: Caution for Inappropriate Off-label Use in Healthcare Settings”, The American … Continue reading, les choix thérapeutiques initiaux restèrent constants, fondés sans doute autant sur des raisons médicales que sur motifs économiques et une sorte de choix socio-affectif – ou idéologique – et professionnel, évoquant « Raoult l’Africain », ses liens familiaux anciens avec le Sénégal et ses constants échanges scientifiques avec l’Afrique de l’Ouest. Ajoutons aussi que l’hypothèse de l’efficacité de ce traitement a été accueillie comme une « chance » pour les pays africains, ces médicaments étant disponibles, encore une fois, du fait de la lutte contre le paludisme.
Dans la presse, ce clivage des choix thérapeutiques entre le Nord et le Sud fut exacerbé. L’Europe, et notamment la France, fut décrite comme lieu de confusion entre diverses études « scientifiques », les critiques dénigrant les hésitations thérapeutiques ou vantant les décisions idoines de l’OMS, tandis que la réflexion oscillait entre constats cliniques et liberté des choix effectués par les États africains. Pour ne prendre qu’un exemple, « l’épidémiologiste et biologiste Cheikh Sokhna Et la décision de l’OMS de suspendre ses essais ? “À côté de la plaque”, tranche le biologiste. “C’est clair et net que des laboratoires sont derrière cette étude”, ajoute Cheikh Sokhna, qui évoque le “conflit d’intérêts” auquel sont soumis les rédacteurs de l’étude. Une critique qui résonne à l’échelle du continent, où l’hydroxychloroquine, disponible et peu coûteuse, conserve pour l’instant les faveurs de la grande majorité des autorités sanitaires[20]Marième Soumaré, « L’hydroxychloroquine toujours plébiscitée en Afrique, malgré les controverses », Jeune Afrique, 30 mai 2020, … Continue reading ». Dans toutes les mémoires, les luttes liées au traitement des personnes vivant avec le VIH sont restées très présentes : outre une réflexion scientifique, choisir ses stratégies thérapeutiques reste un geste politique.
La presse et certains États mirent en avant l’expérience africaine.
Une revendication des « savoirs » et des compétences
Face à l’incertitude et pour réagir au mieux à la pandémie, la presse et certains États mirent en avant l’expérience africaine. Cette sorte de savoir empirique et une présentation des corps décrits comme aguerris par leur constant affrontement à d’autres épidémies, furent notamment soulignés par l’épidémiologiste Yap Boum : « N’oubliez pas que l’Afrique a l’habitude d’épidémies qu’elle a dû gérer sans ces solutions technologiques ! Prenez Ebola ! Les agents communautaires sont là, sur le terrain, ils ont fait du porte-à-porte. Imaginez que dans un village, subitement, des gens se mettent à avoir des difficultés respiratoires, ou décèdent. Vous pensez que ça ne se saurait pas ? Tout le village le sait ! Il y a effectivement une expérience africaine de la gestion des épidémies qui, aujourd’hui, nous sert très certainement[21]Claude Guibal, « Face à la Covid-19, comment s’en sort (vraiment) l’Afrique ? », France Culture, 11 mai 2020, … Continue reading. »
Une autre façon de présenter une sorte de spécificité africaine, et la place qu’elle occupe dans le cercle mondialisé des recherches thérapeutiques, fut d’invoquer, au nom d’une certaine « identité africaine », divers traitements qualifiés de « savoirs traditionnels » ou correspondant à des « pharmacopées locales » présentées comme des réponses thérapeutiques efficaces. Certains produits provenant de cette pharmacopée locale, comme la fagaricine du Gabonais Bruno Eto, ont été préconisés pour renforcer les défenses immunitaires des malades, ou l’apivirine du Béninois Valentin Agon présenté comme un traitement radical contre la pathologie[22]Marième Soumaré, « Coronavirus : les chercheurs africains veulent se faire une place dans le club fermé de la recherche mondiale », Jeune Afrique, 28 avril 2020, … Continue reading. Ce fut aussi le cas du Covid-Organics lancé officiellement à Madagascar le 20 avril par son président, préconisé et massivement prescrit dans cette île, puis diffusé dans l’ensemble du continent africain. Par exemple, le « Tchad l’utilisa avec succès » en annonçant que trente-quatre patients furent « guéris » grâce à ce traitement[23]Albert Savana, « Le covid-organics de Madagascar face aux réserves de l’OMS », Financial Afrik, 10 juin 2020, … Continue reading.
Les débats suscités par ces traitements et produits furent nombreux. Mais, ici encore, le soin et la politique sont mêlés au commerce au nom d’une revendication du local – voire d’une « identité » – qui s’opposerait à une modernité scientifique qui ne serait qu’empruntée. Et bien des journaux reprirent cette antienne sans nuance. Au Sénégal : « Ce produit typiquement “made in Africa”, qui représente une sérieuse menace pour les multinationales pharmaceutiques internationales, fait le buzz sur les réseaux sociaux car les Africains y voient la capacité africaine à créer, innover, inventer et imposer un produit 100 % local. De quoi rendre à l’Afrique une fierté longtemps bafouée par l’Occident. Loin des clichés habituels, l’Afrique a de beaux jours devant elle. Avec une moyenne d’âge de 20 ans (continent le plus jeune) et seulement 1,3 % des cas de contamination au Covid-19 au plan mondial, et maintenant une communauté scientifique de mieux en mieux formée, les Africains ont le droit de croire en leur continent, et partant, en leur Covid-Organics[24]Tidiane Diouwara, « Remède contre le COVID-19 : et si la solution venait d’Afrique ? », Le Temps, 8 mai 2020, … Continue reading. » Et depuis La Réunion : « Après la République démocratique du Congo, le Sénégal a demandé d’obtenir le Covid-Organics, démentant ainsi une information contraire diffusée par certains médias occidentaux, tout comme la Guinée-Bissau. Ce remède traditionnel amélioré permet de renforcer le système immunitaire et donc de donner les moyens au corps de lutter efficacement contre le coronavirus. Cet engouement ne concerne pas seulement les dirigeants africains, mais aussi la population. Outre l’attente autour de ce remède, le Covid-Organics semble confirmer l’existence d’un profond sentiment, celui de la nécessaire libération de l’Afrique du néocolonialisme. Les chercheurs de l’IMRA et le gouvernement malgache ont rappelé tout le potentiel de développement de l’Afrique, et de nombreux Africains sont fiers de constater que le premier remède spécifique au coronavirus vient de Madagascar. Ce message raisonne comme la confirmation d’une prise de conscience : fier d’être Africain[25]Ibid.. »
Comme nous l’évoquions précédemment, les débats furent vifs, concernant ces « remèdes ». Divers soignants et chercheurs africains exigèrent que ces traitements soient évalués selon des procédures scientifiques et mirent en garde les populations contre des démarches mêlant trop intimement des intérêts commerciaux et des affirmations thérapeutiques non prouvées. Ces mêmes scientifiques et diverses équipes médicales, comme l’Institut Pasteur de Dakar, mirent en avant, malgré diverses polémiques émanant de « complotistes » français, leurs fortes compétences scientifiques. D’autres institutions démontrèrent leurs savoir-faire techniques pour produire des gels hydroalcooliques (universités de Dakar, Saint-Louis, Ziguinchor) ou des prototypes de respirateurs artificiels et des lave-mains automatiques comme à l’École polytechnique de Thiès.
Ces postures allant du « traditionnel » au scientifique sont bien différentes, voire opposées. Mais, dans les médias, elles furent traitées selon un même schème narratif articulant la recherche à une revendication identitaire. « Encore à l’écart de la recherche clinique menée à l’échelle mondiale pour percer les mystères du Covid-19 afin d’y trouver un remède et un vaccin, les chercheurs africains sont prêts à en découdre pour s’y imposer », affirme ainsi Jeune Afrique[26]Marième Soumaré, « Coronavirus : les chercheurs africains… », art. cit., relayé par Le Monde Afrique qui, le 22 mai, vantera « ces onze Africaines et Africains qui contribuent à contenir la pandémie sur leur continent[27]Jean-Philippe Rémy et al., « Ces onze Africaines et Africains qui contribuent à contenir la pandémie sur leur continent », Le Monde Afrique, 22 mai 2020, … Continue reading ». Dans ces discours, quel que soit le traitement, avoir la capacité de soigner rime avec fierté.
La pandémie entre risque sanitaire et dignité
La pandémie, outre de strictes caractéristiques sanitaires, fut sans doute le premier événement à construire, à une échelle mondiale, un espace social de présentation de soi, articulant un univers narratif complexe, un système de circulation des émotions – notamment de la peur[28]Corey Robin, La Peur. Histoire d’une idée politique, Armand Colin, 2004. – et un espace comparatif des politiques sanitaires.
L’épidémie est toujours là et il est difficile de prévoir comment va évoluer une situation sanitaire et économique de l’Afrique dépendant de multiples facteurs et des conduites des acteurs.
Sanitairement, cette « exposition technologique de soi[29]Mahdi Amri et Nayra Vacaflor, « Téléphone mobile et expression identitaire : réflexions sur l’exposition technologique de soi parmi les jeunes », Les Enjeux de l’information et de la … Continue reading » ou ces « outils de reconstruction identitaire[30]Cédric Fluckiger, « Blogs et réseaux sociaux : outils de la construction identitaire adolescente ? », Diversité, n° 162, 2010, p. 38-43. » peuvent inciter à surréagir à l’événement ou à préconiser des mesures que l’on sait être inapplicables dans les contextes locaux. Cela peut conduire aussi à adopter une sorte de schéma sanitaire narratif mondialisé n’ayant – comme pour le confinement ou la clôture des frontières – aucun référentiel possible et pour cela négliger d’autres domaines sanitaires moins exposés médiatiquement et, avouons-le aussi, de ce fait peut-être moins immédiatement rémunérateurs.
L’épidémie est toujours là et il est difficile de prévoir comment va évoluer une situation sanitaire et économique de l’Afrique dépendant de multiples facteurs et des conduites des acteurs. Cependant, il nous semble – tout au moins en l’état actuel de la pandémie – que la réponse africaine s’est caractérisée par trois attitudes.
Tout d’abord, une volonté d’être acteur de la recherche et des solutions à apporter à cette épidémie. Le pneumologue kényan Evans Amuyoke exprime parfaitement cela en soulignant qu’il espère bien que l’Afrique finira par « s’asseoir à la table des discussions » de la recherche sur la Covid-19. Et qu’« il est important que nous ne soyons pas juste les consommateurs du savoir, mais que nous intégrions le groupe qui crée ce savoir »[31]Marième Soumaré, « Coronavirus : les chercheurs africains… », art. cit.. Vient ensuite une volonté de choisir de façon autonome ses politiques de santé et, comme le souligne Michel Sidibé, ministre de la Santé du Mali, de ne pas négliger les autres pathologies en présence : le sida, les cancers notamment du col de l’utérus ou un ensemble de pathologies chroniques comme la drépanocytose ou le diabète[32]Michel Sidibé, « Hormis le Covid-19, d’autres pathologies sont tueuses en Afrique », France 24, 26 mai 2020, https://www.youtube.com/watch?v=POmobwLFTYo. Le global ne doit pas faire oublier le local. Enfin, soulignons combien ces débats sanitaires s’inscrivent dans ces reconfigurations sociopolitiques mêlant la volonté d’une indépendance économique et monétaire à l’exigence d’un respect des personnes à l’échelle mondiale (black lives matter).
Certes, ces domaines semblent divers. Mais les trames narratives qui donnent sens à l’action humaine et circulent maintenant sur les réseaux internet et les médias regroupent en une même exigence ces diverses formes de mondialisation. C’est pourquoi on ne peut imaginer une santé mondiale sans respecter la dignité de ceux qui doivent la mettre en œuvre ni comprendre certains choix sanitaires sans décrypter les enjeux sociaux qui s’y jouent.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-688-1 |