C’est à une problématique éthique, déontologique et de justice sociale que nous convie Nago Humbert, spécialiste en psychologie médicale et en soins palliatifs pédiatriques et responsable de l’Observatoire Éthique et Santé humanitaire. Constatant le déséquilibre en effectifs de personnels de santé entre les pays du monde minoritaire et ceux du monde majoritaire, il alerte sur la nécessité pour les États du Nord – mais également pour leurs organisations humanitaires – de ne pas entretenir cette inégalité aux conséquences dramatiques.
Près de cinq millions d’enfants meurent chaque année avant d’atteindre l’âge de 5 ans, la plupart en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. La majorité d’entre eux succombe à une maladie qui pourrait être soignée avec des moyens simples que nous possédons dans nos pays dits développés, les antibiotiques pour traiter une pneumonie, ou la réhydratation pour endiguer une diarrhée. Cependant, pour une moitié au moins de cette terrible hécatombe, la grande responsable est la malnutrition qui précipite le décès lorsqu’elle est associée à une autre pathologie, comme la drépanocytose ou le SIDA. Il n’est alors pas possible d’évoquer la fatalité, comme on le fait trop facilement lors d’une catastrophe d’origine naturelle.
Lorsque l’on compare l’investissement des gouvernements dans le système de santé, notamment sur le continent africain, on s’aperçoit qu’il existe une véritable corrélation entre cet investissement et la baisse du taux de mortalité infantile. De plus, cette dernière est intrinsèquement liée à la pauvreté puisque les taux de survie des enfants de moins d’un an sont les plus faibles dans les pays les plus pauvres. D’ailleurs, nous pouvons supposer que l’on retrouve le même phénomène dans les classes les plus pauvres de nos sociétés occidentales.
Quant à la réduction de la mortalité maternelle, elle figure parmi les objectifs du développement durable (ODD) les plus difficiles à atteindre. En Afrique subsaharienne, d’ici à 2030, pour 100 000 naissances vivantes, environ 390 femmes perdront la vie pendant l’accouchement[1]ReliefWeb, Atlas of African Health Statistics 2022: Health situation analysis of the WHO African Region, 1 December 2022, … Continue reading. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), ce sont environ 830 femmes qui meurent chaque jour dans le monde du fait de complications liées à la grossesse ou à l’accouchement : « En 2015, 303 000 femmes sont décédées pendant ou après la grossesse ou l’accouchement. La majeure partie de ces décès se sont produits dans des pays à faible revenu et la plupart auraient pu être évités »[2]Organisation mondiale de la Santé, Mortalité maternelle, 19 septembre 2019, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/maternal-mortality.
Ce constat affligeant démontre que nous sommes bien loin de la réalisation des ODD et que la route est encore longue pour réduire la mortalité infantile de deux tiers et le taux de mortalité maternelle de trois quarts, stopper la propagation du SIDA et maîtriser le paludisme et d’autres grandes maladies comme la tuberculose, en constante progression.
Accès aux soins et pénurie de personnel de santé
Si le taux de mortalité maternelle est aussi élevé, cela est notamment dû au manque de personnel de santé qualifié. En Afrique, seules 65 % des naissances sont assistées par un tel personnel – il s’agit là du taux le plus faible au monde, un taux d’ailleurs largement en dessous de la cible fixée à 90 % pour 2030[3]ReliefWeb, Atlas of African Health Statistics 2022…, op. cit..
À l’échelle mondiale, il faudrait environ quatre millions supplémentaires de professionnel·le·s de la santé pour atteindre les ODD. La responsabilité de cette pénurie est largement partagée entre les pays du Sud et les pays occidentaux. Les premiers, par leur incurie et leur manque de volonté à mettre en place un système de santé qui permette l’accès aux soins pour tous. Les seconds, parce qu’ils ne peuvent concevoir qu’un modèle de structure sanitaire – le leur – alors que, de surcroît, ils profitent souvent d’une main-d’œuvre venue du Sud pour pallier les manques du Nord. Ainsi, en Suisse, on compte 4,5 médecins pour 1 000 habitants ; en France, 3,26 ; au Royaume-Uni, 2,3 et au Malawi, 0,02. Et pourtant, on dénombre plus de médecins malawites à Manchester qu’au Malawi !
Quand on regarde le pourcentage de médecins pour 1 000 habitants, on s’aperçoit que toute l’Afrique subsaharienne, mise à part l’Afrique du Sud, est en dessous du seuil de 0,5 %[4]L’Atlas sociologique mondial, Classement des États du monde par nombre de médecins pour 1 000 habitants, 4 mars 2020, … Continue reading. Une enquête, menée par l’OMS en 2022 dans quarante-sept pays africains, a révélé que le continent « compte 1,55 travailleurs de la santé (médecins, personnel infirmier et sage-femmes confondus) pour 1 000 habitants, un ratio inférieur au seuil de densité de 4,45 travailleurs de la santé pour 1 000 habitants, nécessaire pour fournir les services de santé essentiels et atteindre la couverture sanitaire universelle[5]Organisation mondiale de la Santé, Les progrès réalisés par l’Afrique en matière de mortalité maternelle et infantile sont en recul, selon un rapport de l’OMS, 1er décembre 2022, … Continue reading ».
Selon l’Organisation internationale pour les migrations, l’Afrique a déjà perdu un tiers de son personnel de santé[6]Organisation internationale pour les migrations OIM, www.iom.int. Voir également Medicus mundi Suisse, L’émigration des personnels de santé : une pénurie mortelle ?, 3 septembre 2008, … Continue reading. Depuis trente ans, on estime qu’en moyenne 20 000 personnes qualifiées quittent chaque année le continent, et tout indique que ce phénomène de migration vers le Nord va encore augmenter. Nous ne nous étendrons pas ici sur les conséquences des politiques désastreuses d’ajustement structurel imposées dans les années 1990 par des institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) qui, par ses mesures contraignantes, a empêché certains gouvernements d’embaucher du personnel de santé. Les effets de telles politiques se font encore ressentir aujourd’hui. Par exemple, il y a quelques années, le ministère de la Santé du Kenya n’a pas pu engager des infirmières et des infirmiers qui étaient au chômage à cause des conditions établies par le FMI.
Responsabilité éthique des gouvernements et des ONG : la double peine
La responsabilité de la Suisse dans le « siphonage » des médecins du Sud est certainement moins importante que celle des anciennes puissances coloniales. Cependant, par effet domino, ce pays participe tout de même de la fuite des professionnelles et professionnels africains, mais également de ceux des pays frontaliers comme la France et l’Allemagne. Il y a une quinzaine d’années, nous avons participé à un comité de la Confédération suisse sur la problématique de la pénurie du personnel de santé en compagnie du président de la Fédération des médecins suisses et de la présidente de l’Association suisse des infirmières et infirmiers[7]Fédération des médecins suisses (FMH), www.fmh.ch ; et Association suisse des infirmières et infirmiers, https://sbk-asi.ch. Nos conclusions ont été très claires et sont encore malheureusement d’actualité : il n’est pas admissible qu’un pays aussi riche que la Suisse ne soit pas capable de former suffisamment de personnel de santé – notamment des médecins et des infirmières et infirmiers – pour soigner sa population et qu’elle profite du personnel formé à l’étranger, d’une part, sans participer aux frais de leur formation et, d’autre part, en appauvrissant les systèmes de santé de leur pays d’origine. C’est ce que nous nommons, pour ces derniers, la double peine. Dans la partie germanophone de la Suisse, il existe une pénurie de médecins pour assurer le bon fonctionnement des hôpitaux. On la compense par un flux migratoire de plusieurs milliers de médecins venant d’Allemagne. Ces derniers vont manquer au système sanitaire de leur pays, lequel va recruter notamment en Pologne, en Tchéquie et en Ukraine. Ceux-ci vont à leur tour recruter dans des pays encore plus à l’Est qui, eux, vont recruter des médecins en Afrique : la boucle est bouclée. Il y a quelques années, un ministre allemand de la Santé avait, sous forme de boutade, menacé le gouvernement suisse de lui envoyer la facture de la formation des médecins. Mais il avait une autre arme dans sa poche, qu’il n’a évidemment pas utilisée : il lui aurait suffi d’augmenter les salaires des internes en Allemagne à hauteur des salaires des internes suisses pour mettre les hôpitaux suisses en grande difficulté de fonctionnement.
Les motivations de cette émigration médicale du Sud vers le Nord ne sont pas uniquement pécuniaires. Les perspectives en matière de développement professionnel dans le domaine de la formation et de la recherche, ainsi que l’instabilité politique et sociale (conflits armés, insécurité et corruption) pèsent également très lourdement dans la balance. Si une réflexion n’est pas amorcée pour infléchir ce mouvement, la pénurie mortelle du personnel de santé dans les pays du Sud aura des conséquences encore plus graves dans les prochaines années, du fait notamment de l’augmentation de leur population.
Il faut commencer par revoir les politiques de la Banque mondiale[8]Banque mondiale, https://donnees.banquemondiale.org et du FMI, qui imposent des mesures budgétaires drastiques ayant pour conséquence une disponibilité réduite pour les budgets de la santé. On peut éventuellement prévoir de rédiger des traités internationaux sur la fuite des cerveaux. Sur le plan professionnel, une collaboration Nord-Sud et Sud-Nord, notamment entre les centres hospitaliers universitaires, devrait s’instaurer rapidement pour offrir des compléments de formation adaptés aux besoins médicaux des pays du Sud et, en lien avec ces derniers, rendre la pratique plus attrayante lors du retour des « stagiaires » (projets de recherche, infrastructures…). Ce retour devrait être préparé bien avant le départ au Nord et être intégré dans le plan de formation avec des garanties des partenaires du Sud. Parallèlement, nous devons engager une réflexion sans tabou sur une tendance très répandue actuellement dans le domaine de l’aide au développement : le financement « symptomatique » de la santé. Dans les années 1990-2000, la priorité – évidemment pertinente et indispensable – accordée à la lutte contre le SIDA a néanmoins eu pour conséquence mécanique un manque de financement croissant dans les autres domaines de la santé, alors que la tuberculose, la malaria et la malnutrition causent, encore aujourd’hui, plus de dégâts en Afrique que le SIDA. À une autre échelle évidemment, on peut penser que l’on a vécu, dans les pays occidentaux, le même phénomène avec la Covid-19. Il est indispensable que les politiques de financement des systèmes de santé s’apprécient avec une vision globale et systémique.
Responsabilité des ONG humanitaires
Dans quelle mesure les organisations humanitaires peuvent-elles contribuer à réduire la pénurie mortelle de personnel de santé dans les pays du Sud ? Premièrement, et c’est un minimum, en n’y participant pas, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. En effet, l’arrivée sur un mode de substitution de personnel de santé du Nord dans certaines régions du globe démunies de structures sanitaires a parfois comme conséquence paradoxale le départ des quelques membres locaux formés aux soins de santé. Il y a quelques années, nous avons renoncé avec Médecins du Monde – Suisse à envoyer des médecins dans un hôpital en Haïti, pour la simple et bonne raison que les quelques médecins locaux présents dans cette institution en auraient profité pour quitter cet hôpital régional, rejoindre la capitale et y ouvrir un cabinet. Nous devons impérativement réfléchir à la portée de nos actions sur les systèmes nationaux de santé avant même d’entreprendre une action sur le terrain, si généreuse et humanitaire soit-elle.
Dans notre démarche visant à favoriser l’accessibilité aux soins des populations les plus vulnérables, nous ne devons jamais par notre présence affaiblir le système de santé publique. Or, dans un souci pourtant louable d’engager du personnel de santé local, les ONG médicales peuvent y participer, beaucoup de médecins recherchant cet engagement par des ONG au détriment de leur propre système de santé, et pas seulement pour des questions salariales comme nous l’avons déjà évoqué.
Lors de crises ou de catastrophes d’origine naturelle majeures, l’engagement massif de personnel local pour un temps limité a souvent pour conséquence de provoquer un grand déséquilibre dans le système de santé du pays sinistré. Après les bombardements sur la bande de Gaza en 2008, la plupart des ONG ont ainsi décidé de se lancer dans la santé mentale pour répondre au stress post-traumatique de la population. Elles ont ainsi engagé massivement, avec des salaires bien supérieurs à ceux pratiqués à Gaza, des psychologues palestiniens formés par le Gaza Community Mental Health Programme et qui travaillaient pour cette institution. Quelques mois plus tard, tous ces professionnels étaient remerciés par les ONG qui avaient mis fin à leur projet d’urgence. C’est le Dr Eyad El Sarraj, directeur-fondateur de cette remarquable institution – avec qui nous avions collaboré au début des années 1990 – qui nous avait interpellés sur ce type de dégâts collatéraux provoqués par l’intervention des ONG humanitaires.
Au risque de nous répéter, la responsabilité des pénuries et des mécanismes pour tenter de les combler est évidemment très partagée entre les gouvernements des pays occidentaux et ceux des pays défavorisés. Les premiers, parce qu’ils ne forment pas assez de personnel pour soigner leur population et s’appuient, pour compenser leur inaction et leur manque de vison, sur le personnel de santé des pays moins favorisés. Et les seconds, pour leur manque de moyens, certes, mais aussi de volonté politique d’investir des budgets en santé pour développer des services accessibles à la population. Ils pourraient sans doute y parvenir si l’on introduisait enfin une couverture universelle de santé et s’ils garantissaient des conditions de travail et des salaires décents à leurs personnels de santé. Ainsi éviteraient-ils que ces derniers, après leur formation, ne rêvent trop souvent malgré tout que d’une chose : émigrer vers les pays occidentaux.