En septembre 2020, le camp de réfugiés de Moria, situé sur l’île de Lesbos, en Grèce, opérait un bref retour sur le devant de la scène internationale du fait de sa destruction quasi totale dans une série d’incendies. Si l’événement mit en lumière la situation désespérée dans laquelle plus de cinq ans de politique d’encampement avaient plongé les habitants du camp, il avait également éveillé espoirs et attentes parmi les populations migrantes et une partie de la société civile. Le slogan « bye bye, Moria », qui naquit alors, en témoignait.
Pour retracer les mois qui ont précédé et suivi l’incendie, Alternatives Humanitaires s’est associé aux photographes et journalistes citoyens de ReFOCUS Media Labs, une initiative créée par des activistes engagés auprès des demandeurs d’asile. Depuis 2017, la formation qu’ils dispensent a permis de certifier des centaines de demandeurs d’asile à Lesbos qui ont ainsi pu acquérir des compétences professionnelles en photographie, en production audio et vidéo et en journalisme, et développer leur portfolio ainsi que la confiance nécessaire à l’obtention d’un emploi. Le collectif s’attache à rendre compte de la violence structurelle à laquelle sont confrontés les demandeurs d’asile en Europe et son travail a été mis en valeur dans des médias internationaux dont Al Jazeera ou BBC News ou récemment lors du Festival du film des droits de l’Homme de Berlin, où il a présenté son premier long métrage documentaire Even After Death. Dans le présent reportage, des membres du collectif reviennent sur une année 2020 éprouvante pour l’immense communauté de réfugiés de cette île aux portes de l’Europe, comme pour la majorité de ses résidents grecs. En images et en texte, ils retracent les circonstances d’un incendie aux origines troubles et ses conséquences dramatiques pour des milliers de personnes réinstallées dans un camp « Moria 2 » qui ne dit pas son nom.
Texte • Douglas F. Herman, Cofondateur, ReFOCUS Media Labs
Photographies • Yaser Akbari, Milad Ebrahimi, Mustafa Nadri et Douglas F. Herman
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Au bord du gouffre
Plus de 25 000 demandeurs d’asile bloqués sur une île. Des gaz lacrymogènes tirés contre des manifestants pacifiques dénonçant les conditions inhumaines à l’intérieur d’un camp de réfugiés. Des grèves générales menées par les insulaires contre le projet de leur nouveau gouvernement visant à construire des centres d’accueil fermés. Des groupes d’habitants s’opposant physiquement à leur propre police anti-émeute. Un discours national présentant toutes les organisations non gouvernementales (ONG) comme des « parasites » corrompus et les demandeurs d’asile comme des migrants illégaux. Un rival historique qui menace « d’ouvrir les vannes » et d’inonder le continent de réfugiés. Le droit d’asile suspendu unilatéralement au nom de la défense de la nation. Des groupes néonazis et d’extrême droite qui affluent pour « défendre leurs frères ». Des refoulements illégaux aux frontières maritimes et terrestres. Des attaques fascistes contre les journalistes et les nouveaux arrivants par la mer. Des incendies criminels visant à détruire des centres d’assistance humanitaire. Un harcèlement policier, une indifférence croissante face à la violence collective, et des atteintes à la liberté de la presse. Bienvenue à Lesbos, en Grèce, dans les semaines qui ont précédé le début de la pandémie de Covid-19 en Europe.
Pour comprendre le climat volatil, complexe et toxique qui prévalait à Lesbos au début de l’année 2020, il est important de démêler trois principaux sujets de conflit. Le premier oppose une partie de la population grecque locale aux réfugiés et aux ONG ; le deuxième, les insulaires au gouvernement central grec ; le troisième, les demandeurs d’asile aux politiques de rétention grecques et européennes. À cela s’ajoutent les confinements liés à la pandémie, des politiques ségrégatives restreignant la liberté de circulation, des violations des droits humains, et l’on obtient une poudrière prête à exploser sous l’effet de tensions bien avant que le camp de Moria, à quelques centaines de mètres du village d’où il tire son nom, ne brûle. L’année 2020 a été éprouvante pour Lesbos. L’ère de la solidarité internationale face au « plus grand mouvement de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale » est révolue. Cinq années de mauvaise gestion des procédures d’asile, de polarisation politique et d’inaction des organes centraux européens ont laissé cinq petites îles grecques frontalières de la Turquie assumer seules la crise.
Et c’est alors que la Covid-19 s’est répandue comme une traînée de poudre à travers l’Europe.
La pandémie est le cadet de nos soucis
La pandémie a fourni au gouvernement conservateur du Premier ministre grec récemment élu, Kyriákos Mitsotákis, une excuse parfaite pour mettre en quarantaine préventive des camps comme Moria. Avec la suspension de tous les services « non essentiels », l’interdiction pour la plupart des ONG de travailler à l’intérieur du camp et un quasi-embargo médiatique, Moria est devenu un lieu d’expérimentation sur la gestion à huis clos de centres d’accueil et d’identification (Reception and Identification Centres – RIC en anglais) pour les demandeurs d’asile entrant dans l’Union européenne via ses frontières maritimes. À partir de la fin du mois de mars 2020, le camp a été quasiment coupé du monde extérieur, la surpopulation à l’intérieur empêchant toute mise en œuvre des mesures de prévention de la Covid-19 auprès de ses habitants. Les procédures d’asile ont été suspendues, l’accès aux médecins, aux avocats ou aux professionnels de la santé mentale est devenu inexistant, et la fragile économie du camp a été étouffée par l’interruption de l’accès au soutien financier attribué chaque mois aux demandeurs d’asile par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Sans surprise, le crime organisé et la violence sont montés en flèche, plaçant les habitants sous la menace de violences extrêmes.
Fin mai, la Grèce a mis fin au confinement avant d’ouvrir de nouveau ses portes, juste à temps pour la saison touristique. Rapidement, des centaines de cas ont été confirmés dans Mytilène, la capitale de l’île située à quelques kilomètres au sud du camp. Moria, en revanche, est resté sous quarantaine stricte sans qu’un seul cas ne soit officiellement confirmé parmi ses habitants. Un système d’apartheid se développait, instaurant « deux mondes sur la même île », tandis que l’idée fausse selon laquelle les réfugiés étaient porteurs du virus faisait son chemin. Parmi ces derniers, une conviction répandue était que la pandémie de Covid-19 n’était qu’un alibi pour maintenir les conditions d’un camp fermé.
Au même moment, la colère qui couvait depuis longtemps sur l’île a commencé à éclater. Fin août, les habitants du village avoisinant le camp ont protesté contre la création d’un nouveau dispensaire à proximité de celui-ci. D’autres actions ont été menées en réponse aux informations selon lesquelles des contrats avaient été signés avec les pouvoirs publics pour instaurer un « supercamp » en forçant l’achat d’oliveraies privées le bordant. Quelques jours après, le premier cas de coronavirus a été identifié à l’intérieur du camp, qui a alors été soumis à un confinement strict.
Moins d’une semaine plus tard, à l’aube du 9 septembre, Moria était la proie des flammes.
Moria en feu
Dans la nuit du 8 au 9 septembre, des demandeurs d’asile se sont rassemblés pour protester contre l’opacité des pratiques de recherche de cas contact soudainement mises en place, qui conduisaient à la mise en quarantaine de personnes non testées. Dans ce climat de protestation, des feux circonscrits furent allumés en réponse à l’utilisation de gaz lacrymogènes par la police. Peu de temps après, pourtant, des départs de feu bien plus importants se sont déclarés aux abords du camp, loin des manifestations. Les incendies se sont rapidement multipliés, engloutissant une grande partie de la zone centrale, ainsi que les campements sauvages connus sous le nom de « jungle ».
Les incendies destructeurs ont toujours été un sujet de crainte pour les habitants de Moria, de nombreux morts ayant été à déplorer au fil des années. Pourtant, avec près de 80 % du camp détruit en quelques instants, il était difficile pour les demandeurs d’asile d’accepter que des incendies fortuits aient soudainement submergé l’ensemble du site. Le lendemain, des rumeurs ont commencé à se répandre selon lesquelles les responsables des incendies allaient « revenir finir le travail », poussant les habitants à plier bagage et à fuir. Presque aussitôt, vers 19 heures, une autre série d’incendies a éclaté, détruisant les zones restantes et laissant près de 13 000 personnes sans abri dans les rues. Alors que les gens fuyaient, la police grecque a bloqué les routes au départ du camp et a accueilli ceux qui se dirigeaient vers la ville avec des gaz lacrymogènes.
Malgré l’attention mondiale portée à cette nouvelle crise humanitaire, la réponse de l’État grec a été tout sauf rapide. Au lieu de transporter les victimes vers des logements sûrs, le gouvernement a dépêché la police anti-émeute pour installer une série de barrages, piégeant tout le monde dans les rues. Pendant près de deux semaines, les demandeurs d’asile se sont retrouvés sans accès adéquat à la nourriture, à l’eau ou à un abri, tandis que l’armée construisait à la hâte un nouveau camp sur un champ de tir militaire encore récemment utilisé. Pendant ces jours et ces nuits éprouvants, l’aide humanitaire a été systématiquement restreinte, la liberté de la presse supprimée, et des manifestations pacifiques ont éclaté. Les forces de l’ordre grecques y ont de nouveau répondu en tirant à plusieurs reprises des gaz lacrymogènes sur une population vulnérable qui n’avait nulle part où aller. Elles ont utilisé des tactiques de siège pour pousser tout le monde à entrer dans le nouveau camp qualifié de « temporaire ». Craignant qu’il ne s’agisse d’un centre fermé, beaucoup ont refusé de se plier à cette injonction, avant que de nombreuses forces de police ne contraignent à y entrer tous ceux qui leur résistaient.
Nouveau camp, même humiliation
Fin septembre, la Commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, a déclaré qu’il « ne devait pas y avoir d’autre Moria », tandis que la Commission dévoilait un nouveau pacte migratoire prévoyant le financement de la construction de RIC fermés dans les hotspots grecs. Pourtant, le 8 octobre, les premières pluies de la saison hivernale ont prouvé de façon brutale à quel point le nouveau camp de Lesbos était mal préparé aux intempéries quand la totalité du site a été inondée en 30 minutes.
Depuis les incendies, les médias internationaux ont quitté Lesbos et la liberté de la presse a été systématiquement limitée sous couvert des mesures de protection contre la Covid-19 et d’opérations militaires en cours. En dehors de visites savamment orchestrées, les journalistes ne sont pas autorisés à pénétrer dans le nouveau camp. En cette période critique, les seuls témoins des conditions de vie dans le camp sont les habitants eux-mêmes, dont les journalistes citoyens formés par ReFOCUS Media Labs. Grâce à la collaboration mise en place avec des partenaires médiatiques traditionnels, ils ont poursuivi leur mission d’information tout au long de l’année 2020, alors que les médias internationaux en étaient empêchés.
Six mois se sont écoulés depuis que tous ont été contraints d’entrer dans ce camp « temporaire » mal équipé pour affronter la rigueur bien connue des hivers à Lesbos. Lentement mais sûrement, les journalistes indépendants et affiliés ont été intimidés, harcelés, détenus, arrêtés et expulsés de l’île, dans le but de mettre un terme au flux d’informations relatives à la gestion migratoire et aux violations des droits humains. Le gouvernement grec a même récemment adopté une nouvelle loi interdisant aux ONG, ainsi qu’à leurs bénévoles et employés travaillant à l’intérieur du camp, de rendre compte de la réalité sur le terrain. Plus que jamais, il incombe aux habitants et aux journalistes citoyens du camp d’attirer l’attention sur la dure réalité qu’ils endurent.
Le 19 février 2021, un nouvel incendie a éclaté dans une section du nouveau camp abritant des familles. Les habitants l’ont rapidement éteint avant qu’il ne se propage. En sera-t-il de même de leur indignation, et de leurs espoirs ?
Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-806-9