S’il est une leçon que l’on doit retenir de la pandémie de la Covid-19, c’est bien que nos systèmes de santé, et avec eux des pans entiers de nos savoirs scientifiques, ont été submergés par cette forme d’irruption du réel. Pour combler les interstices qui se révèlent béants, Yannick Jaffré explique ici comment les chercheurs en sciences sociales et les acteurs de la santé ont tout intérêt à travailler ensemble. Ce faisant, cette contribution annonce notre prochain dossier à paraître en juillet 2021 qui sera consacré au thème « Recherche et humanitaire : les défis d’une collaboration ».
Nous savions qu’une pandémie allait advenir. Depuis les années 1980, de nombreux rapports et articles analysaient scientifiquement les dimensions biologiques et épidémiologiques[1]Gérard Orth et Philippe Sansonetti (dir.), La Maîtrise des maladies infectieuses. Un défi de santé publique, une ambition médico-scientifique, EDP Sciences, coll. « Académie des sciences », … Continue reading, les questions liées au franchissement des barrières d’espèces[2]Yannick Jaffré, « Les professionnels de la santé face aux nouvelles infections : ce que révèlent quelques réponses hors sujet », in Christian Hervé, Pascal Hintermeyer, Jacques Rozenberg … Continue reading, les mondes sociaux et scientifiques construits par les épidémies[3]Frédéric Keck, « Surveiller les animaux, préparer les humains : Une ethnographie de la grippe aviaire », in Sandrine Revet et Julien Langumier (dir.), Le Gouvernement des catastrophes, … Continue reading, la complexité des pratiques d’acteurs dans les domaines techniques de l’hygiène hospitalière[4]Yannick Jaffré, « Anthropologie et hygiène hospitalière », in Doris Bonnet et Yannick Jaffré (dir.), Les Maladies de passage. Transmissions, préventions et hygiènes en Afrique de l’Ouest, … Continue reading ou les multiples déclinaisons liant pratiques populaires de la propreté et risques infectieux[5]Eugénie d’Alessandro et al., « Pandémie grippale A/H5N1 et niveau de préparation du Niger : une étude sur les connaissances des soignants et l’organisation générale des … Continue reading. Même « les problèmes éthiques liés à l’éventualité d’une pandémie grippale » furent envisagés[6]Corine Pelluchon, L’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Puf, 2014 , p. 182..
Bref, nous savions. Mais cette connaissance n’a pour autant entraîné aucune véritable anticipation scientifique, alerte ou action préventive prenant appui, notamment, sur ces mêmes travaux de sciences sociales.
Une occasion manquée
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce fait. Sans doute une certaine dissonance cognitive fit que « nous savions bien, mais quand même » n’y croyions pas, permettant ainsi à « une croyance de se maintenir malgré le démenti de la réalité »[7]Octave Mannoni illustre et matérialise ainsi une des modalités concrètes du déni d’un savoir pourtant intellectuellement accepté dans son livre Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, … Continue reading. À cela s’ajoute que si, d’un point de vue théorique, les travaux de sciences sociales permettent de constituer des « îlots d’intelligibilités » – des explications solidement documentées et plausibles –, ils ne peuvent prétendre à la généralité universelle des sciences expérimentales[8]Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Albin Michel, 2006.. Dès lors, comment être certain et décider d’agir en engageant d’autres risques, notamment économiques, à partir de ce qui ne se présentait initialement que comme une « hypothèse probable » ou une inquiétude fortement envisageable ? Par ailleurs, d’un point de vue pratique, inscrire concrètement les recommandations d’une étude dans le réel des sociétés implique de transformer une recherche en un problème de santé publique légitime à penser – evidence-based advocacy[9]Katerini T. Storeng et Dominique P. Behague, “ʻPlaying the Numbers Game’: evidence-based advocacy and the technocratic narrowing of the Safe Motherhood Initiative”, Medical Anthropology … Continue reading – et qu’il est nécessaire de traiter – evidence-based policymaking[10]Ian Sanderson, “Evaluation, Policy Learning and Evidence-Based Policy Making”, Public Administration, vol 80 (1), Spring 2002, p.1-22.. Sans compter la litanie de l’obtention de financements, l’obligation de présenter ses recherches selon des modèles technocratiques éloignés des réalités du terrain[11]François Giovalucchi et Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil logique, outil et miroir des … Continue reading, la nécessité d’accords administratifs et de relais politiques pour agir, l’impossibilité de fédérer un marché du développement très concurrentiel, les multiples déplacements sur le terrain et le paiement des salaires. Tout cela fit que ces études – comme tant « d’ambitieuses » recommandations proposées lors des innombrables séminaires qui se déroulent en Afrique[12]Yannick Jaffré, « Quand la santé fait l’article. Presse, connivences élitaires et globalisation sanitaire à Bamako, Mali », Bulletin de la Société de pathologie exotique, 100 (3), … Continue reading – ne furent que de papier.
« Inscrire concrètement les recommandations d’une étude dans le réel des sociétés implique de transformer une recherche en un problème de santé publique légitime à penser. »
Il ne s’agit pas ici, en usant d’une trop complaisante analepse, de critiquer à bon compte ceux (dont nous-même) qui n’agirent, souvent à leur regret, que par des textes. Nous ne souhaitons pas non plus focaliser notre réflexion sur ce qui serait spécifique à la Covid-19 ou aux maladies infectieuses émergentes. Il nous semble que, plus largement, ce dysfonctionnement sanitaire souligne l’écart entre prédire – tout au moins analyser intellectuellement – un problème de santé et pouvoir anticiper des mesures pour contribuer à sa résolution.
Disons-le simplement : comment faire mieux, comment mieux articuler l’étude et l’action ? Cette question est certes un peu naïve, mais elle n’est pas illégitime. Surtout, elle nous incite à nous interroger sur une posture de recherche en sciences sociales – un espace épistémologique et pratique – qui, sans rien sacrifier de la rigueur du travail scientifique, serait orientée par la volonté d’une pratique anthropologique soucieuse de résoudre concrètement des problèmes de santé.
Pour des sciences sociales engagées
Bien sûr, toutes les recherches ne peuvent être orientées par un immédiat souci d’agir. Dire précisément les mondes dans leurs diversités, en caractériser les socles matériels (géographiques, techniques, climatiques), souligner leurs multiples pluralités (culturelles, mémorielles…) ou analyser leurs variations, contradictions et usages ne peut se faire sous « un régime de pensée unique » ou selon des thématiques et procédures scientifiques prédéfinies suivant un agenda autoritaire. Tel travail d’histoire – apparemment détaché du présent – portant sur le blasphème se retrouve, malheureusement, au cœur des débats après les attentats de janvier 2015. Une réflexion sur la place des élites et les reconfigurations sociales en temps de peste en 1720 offre des matériaux précis pour penser les épidémies d’Ebola ou celle de la Covid-19[13]Fleur Beauvieux, « Marseille en quarantaine : la peste de 1720 », L’Histoire, Sophia Publications, mai 2020.. Des travaux initiés pour analyser les liens entre humains et animaux domestiques en France se révèlent utiles pour penser des épizooties en Asie[14]Jean-Pierre Digard, « Jalons pour une anthropologie de la domestication animale », L’Homme, t. 28, n° 108, 1988, p. 27-58..
Une large part des recherches en sciences sociales construit ainsi, à son propre rythme, un indispensable répertoire conceptuel et documentaire auquel on peut – voire « on doit » – se référer pour penser scientifiquement les situations du présent. Et éviter que le monde ne soit qu’un horrible bavardage opposant des opinions sans fondements.
Mais cette autonomie thématique et méthodologique n’est aucunement incompatible avec d’autres recherches tout aussi fondamentales, mais plus « socialement engagées » et soucieuses de participer à une résolution, moins différée et moins aléatoire, des questions du présent. Il s’agit alors, plus qu’en fonction de questions bibliographiques et d’interrogations intra-disciplinaires, d’élaborer une anthropologie rigoureuse d’un point de vue conceptuel et méthodologique, mais ayant le souci de son opérationnalité.
Cette posture de recherche n’est pas nouvelle et de nombreux travaux résonnent de cette préoccupation[15]Qu’il suffise ici d’évoquer, dès 1950 les travaux de Georges Balandier ou de Jacques Berque en anthropologie politique ou de Jean Benoist dans le domaine de la santé.. Cependant, décrire comment lier des interrogations scientifiques à l’importance des enjeux sanitaires, définir une façon méthodique de poser des hypothèses en anticipant l’usage des résultats de ses enquêtes, et illustrer comment entrer dans un terrain en articulant son travail avec celui des praticiens de santé ne nous semble pas inutile pour définir un ensemble de processus liant la recherche à l’action.
« Éviter que le monde ne soit qu’un horrible bavardage opposant des opinions sans fondements. »
Bien sûr, nous ne ferons que parcourir ce vaste domaine scientifique et technique. Mais la description de cinq points d’ancrage qui sous-tendent cette configuration soucieuse de l’action peut aider à un premier repérage. Elle peut aussi donner quelques orientations pour coupler des recherches anthropologiques avec leur opérationnalisation dans des domaines spécifiques. Et si elle n’atteint pas immédiatement son but, puissions-nous espérer qu’elle incitera à ouvrir un débat que l’actualité et l’obligation d’anticiper un futur incertain imposent de manière criante.
Situer les enjeux et faire des choix opérationnels
D’un point de vue scientifique, toutes les thématiques de recherche sont légitimes. Cependant, certaines questions touchent un grand nombre de populations. Elles deviennent, de fait, des problèmes qu’il est, d’un point de vue sanitaire, social et éthique, important de traiter. Autrement dit, même si cette opération initiale reste souvent implicite, à l’origine de nos études résident toujours des « jugements d’importance[16]Paul Ricœur, Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 26. » qui justifient nos choix.
Ces choix peuvent se fonder sur un certain « air du temps » ou sur des débats liés à des préoccupations bibliographiques. Mais – et c’est là un premier « pas de côté » que nous proposons –, dans le domaine de l’anthropologie, pour fonder notre jugement, l’épidémiologie nous semble représenter une indispensable boussole. S’appuyer en effet sur les données des disciplines quantitatives – épidémiologie, mais aussi démographie ou biostatistique – permet d’orienter « objectivement » le regard et de choisir ses objets d’étude en lien avec des priorités de santé parfois négligées dans le monde académique.
Par ailleurs, les disciplines quantitatives permettent d’identifier des « angles d’attaques efficaces » et de cibler des questions précises et déterminantes pour améliorer des états de santé. Par exemple, il est légitime, d’un point de vue strictement anthropologique, de décrire les univers symboliques de la grossesse et de l’accouchement. Mais si les études quantitatives nous montrent que la majorité des femmes accouchent dans des structures de santé, plutôt que de limiter notre étude à l’analyse des accouchements dits « traditionnels », nous devons analyser comment certaines pratiques populaires s’articulent avec les domaines techniques de l’obstétrique et de la néonatalogie[17]Sur ce point, nous renvoyons notamment au numéro spécial de la revue Santé publique consacré à la santé néonatale en Afrique subsaharienne (2020). et constituent dans certains cas des « facteurs de risques ». Sans rien enlever à la rigueur de nos approches, ce renouvellement de certaines habitudes disciplinaires par le médical – une exigence interdisciplinaire en acte – permet à nos approches qualitatives de contribuer à la réduction des décès maternels et néonatals[18]Roch Houngnihin, Françoise Jabot et Alain Prual (dir.), « Santé néonatale en Afrique subsaharienne. Regards pluriels », Santé publique, vol. 32 (hors-série), 2020..
Il peut aussi s’agir de mieux choisir les acteurs dont les conduites sont déterminantes. Pour reprendre notre exemple, si les enjeux sanitaires reposent plus sur la qualité du travail des sages-femmes qu’ils n’engagent les pratiques populaires des accoucheuses, peut-être vaudra-t-il mieux, d’un point de vue de santé, s’interroger sur la qualité du travail des professionnel(le)s qui seul(e)s sont aptes à résoudre des questions médicales essentielles (transfusion, césarienne), plutôt que sur des thématiques moins techniquement déterminantes pour la prise en charge des parturientes.
Les mêmes questions se posent quant à la prévention primaire et secondaire des risques pandémiques. Et l’actualité nous y invite plus que jamais. Ainsi, quand des campagnes de vaccination sont envisagées, une des tâches des sciences sociales est de documenter les constructions sociales des préventions populaires (noms localement donnés, interprétations causales, craintes et rumeurs concernant la maladie et ses traitements, remèdes populaires…). Mais elle peut, et dans certains cas elle doit accompagner le déroulement « concret » de ces campagnes de vaccination, en lister les difficultés et comparer avec des campagnes similaires régulièrement entreprises (rougeole, méningite…) pour étudier les solutions empiriques qui furent apportées par les acteurs aux difficultés de terrain. Plus globalement, les sciences sociales permettront d’analyser la manière dont des décisions sanitaires sont nécessairement « déconstruites » et recomposées par diverses dimensions institutionnelles (allocation de personnel, choix des équipes), matérielles (disponibilité de réfrigérateurs, de véhicules) et sociales (compréhensions populaires de la pathologie, craintes, régularité et compréhension des rendez-vous…)[19]Henintsoa J. V. Ramaroson et Dolorès Pourette, « Perception des vaccinations de routine et de masse par les mères. Cas du fokontany de Namahora, région Menabe », in Dolorès Pourette et al. … Continue reading. Autant d’interrogations « par le bas » qui seraient essentielles au déploiement cohérent et à l’évaluation de campagnes de vaccination contre la Covid-19.
Adopter ces choix thématiques ouvrant sur une certaine opérationnalité – soins obstétricaux, pratique de tests de dépistage rapide du paludisme[20]S. Faye, « Améliorer la prise en charge du paludisme par les tests de diagnostic rapide (TDR) : appropriation par les prestataires et bénéficiaires de soins au Sénégal », Bulletin de … Continue reading, amélioration des campagnes d’information et de vaccination, etc. – n’entrave en rien la rigueur de l’étude. Ils orientent simplement nos travaux vers une réflexion sur des facteurs déterminant la qualité des systèmes de santé et, parmi ceux-ci, sur les facteurs modifiables des diverses configurations de soin et de prévention.
« Que peut-on faire maintenant dans cette situation ? » est sans doute la phrase la plus entendue en temps de crise. De fait, cette question est essentielle. Bien sûr, ce souci du pragmatique varie selon les domaines et peut se conjuguer très diversement selon les questions envisagées. Ainsi l’on pourra anticiper des problèmes en lien avec la logistique et la chaîne du froid en usant des outils d’une anthropologie des techniques : analyse des usages, pérennité des entretiens[21]Myriem Naji and Laurence Douny, “Editorial”, Journal of Material Culture, 14/4, 9 December 2009, p.411-432.. Si l’on ne peut idéalement éviter des « grossesses non voulues », on pourra au moins améliorer les façons d’accueillir des jeunes filles célibataires enceintes dans les services obstétricaux et réduire ainsi l’impact d’une condamnation sociale sur les risques obstétricaux. Dans le domaine des pathologies chroniques – drépanocytose, cancers, affections cardiaques… –, on pourra optimiser les prises en charge en réduisant la douleur liée à la pathologie ou aux soins. On permettra de mieux articuler l’hospitalisation et les structures des vies ordinaires (économie, travail, école). Ou encore aidera-t-on à penser les soins palliatifs et à « soigner les soignants » qui ont à prendre en charge tout ce tragique de la vie[22]Yannick Jaffré (dir.), Enfants et soins en pédiatrie en Afrique de l’Ouest, Karthala, 2019.. Quel que soit le domaine sanitaire, ces procédures d’analyses interdisciplinaires permettent en effet d’articuler nos études avec des approches quantitatives et/ou techniques et d’engager des actions compatibles avec les contextes locaux.
Mais aucune de ces actions n’est possible sans qu’elles engagent les personnels qui seront responsables de ces programmes. Quels sont leurs demandes, leurs « vécus » ? Les écouter signifie les reconnaître. Recueillir leurs connaissances empiriques et s’appuyer sur leurs expériences des soins permet aussi de travailler « horizontalement » en collaboration. Ainsi, étudier en lien avec la clinique et des équipes de pédiatres et de personnels infirmiers les vécus de la maladie par les enfants ou les constructions sociotechniques de la douleur permet bien sûr de documenter anthropologiquement ces thématiques centrales pour notre discipline. Mais en mettant les enfants au premier plan, cette démarche permet aussi d’aider à l’amélioration de la qualité des soins en pédiatrie[23]Hélène Kane, Anthropologie de la santé infantile en Mauritanie, L’Harmattan, 2018 ; Abdoulaye Guindo, « D’un service à un autre », Émulations – Revue de sciences sociales, n° 27, … Continue reading. De même, pour en revenir au domaine des pandémies, comment peut-on espérer améliorer les soins sans comprendre les conduites et les émotions ressenties par les personnels de santé face à l’incertitude et aux risques[24]Lise Rosendal Østergaard, « Ebola vu de loin : les agents de la santé face au risque et à l’incertitude dans les campagnes du Burkina Faso », Anthropologie & Santé, n° 11, 2015, … Continue reading ?
Méthodologiquement, cette approche « par le bas » soucieuse des questions vécues par les acteurs permet de donner « une épaisseur socio-affective » aux professionnels et de souligner leurs « tours de main » : la façon dont ils résolvent certains problèmes sans attendre une aide extérieure. Par exemple, certains personnels se cotisent pour acheter des médicaments pour les indigents, d’autres utilisent leur téléphone portable pour distraire les enfants lors des soins, usent de sobriquet pour plaisanter et ainsi rassurer les petits patients… Tout ceci peut sembler anecdotique. Mais le repérage de ces gestes où l’humain déborde le professionnel permet de ne pas raisonner sur des personnages d’organigrammes – sortes de commodes fictions de la santé publique – mais, en donnant corps et sensibilités aux soignants, d’analyser leurs conduites au regard de leurs contraintes et identités plurielles.
Bien sûr, rien n’est oublié des plus larges déterminations (salaires, vétusté du matériel, inégalités sociales et statutaires, défaillance de l’État…). Mais, pragmatiquement, la question posée n’est pas tant celle du poids des déterminants sociaux sur l’action, que de ce qu’il est possible de faire localement malgré ces conditions. Il importe d’analyser dans ces contextes les marges de manœuvre des acteurs qui sont confrontés à ces questions : « Si l’on conçoit les actes comme des choix au regard de contraintes, la question centrale n’est plus celle de l’application de normes définies in abstracto mais celle de la marge de manœuvre des sujets au sein d’un espace social aux contours incertains », dit autrement et fort précisément Alban Bensa[25]Alban Bensa, La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Anacharsis, 2006, p. 188..
Très concrètement, certains soignants, ou structures de soins, font avec dévouement ce que d’autres refusent. Faute d’un système expert homogène et « régulier », le local est essentiel et dans bien des cas l’anthropologue constate les écarts entre les normes respectées dans certains services et leur oubli dans d’autres, pourtant confrontés aux mêmes difficultés socio-économiques. De ce fait, et de multiples façons, l’approche anthropologique « orientée vers les jeux d’acteurs[26]Norman Long, Development Sociology. Actor Perspectives, London and New York, Routledge, 2001. » rejoint les préoccupations sanitaires insistant sur l’importance des initiatives locales.
Circonscrire des agencements et développer des interdisciplinarités efficaces
Chaque pathologie – notamment les maladies infectieuses émergentes – construit des interfaces spécifiques entre des préconisations médicales et des dimensions sociales. De fait, les thématiques sanitaires sont toujours spécifiquement liées à de plus larges enjeux sociétaux : fécondité, sexualité et religion ; pédiatrie et statut de l’enfant ; maladies chroniques et liens intergénérationnels, virus et rapports aux animaux. Une action sanitaire implique toujours des enjeux variablement définis selon les contextes.
« Dans bien des cas l’anthropologue constate les écarts entre les normes respectées dans certains services et leur oubli dans d’autres. »
Il revient à l’anthropologie, en usant de variations d’échelle, de cartographier ces ramifications sociales et médicales. Elle offre alors aux actions de santé d’articuler leurs objectifs avec des configurations précises et de circonscrire les agencements sociotechniques qui, localement, construisent les pathologies ou, au contraire, peuvent permettre leur éradication.
Ainsi, lutter contre les fièvres et le paludisme implique à la fois des recherches en lien avec des données entomologiques, d’épidémiologie comparative sur les prévalences variables selon les lieux et les pratiques, avec les techniques sur les usages des moustiquaires, et bien sûr qualitatives sur les façons de réaliser des tests de détection rapide (TDR), ou sémantiques sur les représentations des fièvres. De même, lutter contre les maladies émergentes[27]Serge Morand et Muriel Figuié, Émergence de maladies infectieuses. Risques et enjeux de société, Éditions Quæ, 2016 ; Frédéric Keck, « Surveiller les animaux, préparer les humains : Une … Continue reading, comme certaines diarrhées ou les épidémies de choléra, oblige à réaliser des enquêtes avec des hydrauliciens sur les usages de l’eau, à travailler avec des vétérinaires sur les liens avec les animaux[28]Muriel Figuié, « L’action collective face au défi des zoonoses émergentes », in Serge Morand et Muriel Figuié, Émergence de maladies infectieuses…, op. cit., p. 79-104., des architectes et des urbanistes sur une ville productrice de santé. Dans d’autres domaines, il s’agira de s’interroger sur la place des objets techniques et leur entretien en milieu hospitalier : couveuses, échographes, radiographies, médicaments[29]Alice Desclaux et Marc Egrot (dir.), Anthropologie du médicament au Sud. La pharmaceuticalisation à ses marges, L’Harmattan, coll. « Anthropologies & Médecines », 2015. ou sur les infrastructures des programmes sanitaires (véhicules, réparations, pneus, bons d’essence)[30]Thierry Berche, Anthropologie et santé publique en pays dogon, Karthala, 1998..
Méthodologiquement, répondre à ces demandes sanitaires précises oblige à pratiquer une socio-anthropologie rigoureuse dont le but est de construire, du fait même de la précision de l’indexation empirique des hypothèses, « un micro-système, méthodologiquement maîtrisable, de relations entre des données[31]Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 116 ; Dominique Schnapper, « Un “tableau de pensée” », in Dominique Schnapper, La Compréhension sociologique. Démarche de … Continue reading ».
Pratiquement, chacun de ces agencements socio-pathologiques oblige nos études à parcourir et à documenter des interdisciplinarités souvent bien éloignées de nos habituelles relations scientifiques. Mais toujours, d’après cette perspective opérationnelle, chacun des objets de recherche devra être abordé selon la polysémie de ses usages : ses caractéristiques techniques (fonctionnement mécanique, appropriations cognitives, contraintes gestuelles et ergonomie, disponibilité économique…), tout autant qu’en fonction des sémantiques sociales, des morales pratiques et des régimes d’affectivité qui influent sur leurs usages (choix des bénéficiaires des soins, conduites éthiques et professionnelles sélectives, interprétations sociales de l’efficacité, normes pratiques…). Pour le dire une nouvelle fois très simplement, il ne suffit pas de dénombrer des outils (respirateurs, seringues ou médicaments) : il faut analyser comment ces matériaux sont concrètement utilisés, selon quelles raisons pratiques et quels choix éthiques.
Dans cette perspective opérationnelle, dire le réel, ce n’est donc pas le subsumer sous quelques vastes rubriques supposées explicatives de la diversité des situations observées. Il s’agit de déplier les lignes complexes qui contraignent les situations et les gestes des acteurs, que ceux-ci concernent les domaines techniques, logistiques ou d’éthique des soins.
Cibler les « facteurs modifiables » et les déterminants discrets
L’anthropologie de la santé est une discipline holistique ouvrant le regard au plus vaste pour comprendre les raisons d’un phénomène sanitaire ou expliquer les logiques comportementales ayant un lien avec la maladie. Cependant, si cet aspect largement exploratoire est essentiel à la compréhension des états de santé d’une population ou des conduites des individus concernés par la maladie, cela n’ouvre pas obligatoirement à des actions permettant d’améliorer ce que l’on observe. Comprendre n’est malheureusement pas synonyme de pouvoir agir.
Pour « passer à l’action », il faut analyser comment les problèmes se construisent concrètement, déplacer le regard des causes médicales directes de mortalité et de morbidité vers les raisons comportementales de ceux qui construisent ces risques. Enfin, il devient possible d’identifier comment il est possible d’agir sur certaines de ces conduites. Par exemple, les asphyxies et les infections sont parmi les principales causes de la mortalité néonatale et l’analyse des décès souligne qu’elles proviennent largement d’un ensemble d’erreurs de personnels de santé. Mais ces dernières s’expliquent à leur tour par un certain rapport à leur profession et au statut de l’enfant… Agir consistera donc à suivre ces fils des causalités « discrètes » et à aborder ces questions avec les soignants[32]Roch Houngnihin, Françoise Jabot et Alain Prual (dir.), « Santé néonatale en Afrique subsaharienne. Regards pluriels », art. cit..
Tout n’est pas faisable, mais certains points sont stratégiques, tant par leur importance sanitaire que par leur faible coût économique. Expliquer un soin, interroger et rassurer un patient, calmer une parturiente et l’aider à respirer pour que les contractions soient plus régulières et efficaces, commenter une ordonnance pour améliorer l’observance des traitements… Ce sont là autant de facteurs modifiables qui peuvent significativement améliorer les soins sans exiger d’intrants supplémentaires.
Par ailleurs, l’ouverture du regard de l’anthropologie permet, par exemple en suivant des trajectoires de patients, de découvrir des dimensions négligées parce que « modestes » et apparaissant comme étant trop banales pour être incluses dans les études et les programmes. Pourtant, le fonctionnement des guichets d’entrée dans certains hôpitaux s’avère déterminant pour accéder aux soins[33]Abdoulaye Guindo, « D’un enfant à un autre : variation dans l’accès aux soins dans un service de pédiatrie à Bamako (Mali) », in Yannick Jaffré (dir.), Enfants et soins…, op. cit., … Continue reading. L’état des toilettes dans les maternités ou les hôpitaux, la vétusté des logements proposés aux sages-femmes lorsqu’elles sont affectées en brousse ou la distance à parcourir la nuit entre leur domicile et le centre de santé sont des facteurs déterminants des choix et des conduites des soignants comme des usagers[34]Yannick Jaffré, « Ce que les sages-femmes disent de leurs vies, de leur métier et de leurs pratiques de soin », Santé publique, n° HS, 2018, p. 151‑166, … Continue reading.
L’approche par l’entièreté des expériences des acteurs permet d’inclure dans l’amélioration du système de santé des dimensions qui, semblant « marginales », en sont pourtant des composantes essentielles.
Définir les actions en fonction des contextes et des possibilités des acteurs
En 1932, à son retour d’Allemagne, Raymond Aron fit un brillant exposé à un secrétaire d’État aux Affaires étrangères qui donna lieu au petit échange suivant : « Tout ça, c’est très intéressant, mais si vous étiez à ma place, que feriez-vous ? » Et Aron de convenir : « J’ai été beaucoup moins brillant dans la réponse à cette question[35]Paul Thibaud, « L’œil du cyclone Raymond Aron », in Revue Esprit éd., Traversées du XXe siècle, La Découverte, 1988, p. 179-199. ». L’anecdote est connue. Elle est aussi riche d’enseignements et de questions. Nous en retiendrons deux, situés à deux différents niveaux d’intervention.
Tout d’abord, cet apologue humoristique et pratique incite le chercheur à une certaine modestie. Il l’invite à ne pas se contenter, souvent après coup et en se situant en un paisible « surplomb », de produire des études ayant la forme d’un catalogue critique : « il aurait fallu », ou « les agents ont négligé ceci ou cela ». Combien de chercheurs, « d’experts » et de responsables d’institutions internationales pratiquent ainsi cette « histoire avec des si[36]Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Seuil, 2016, p. 19. » lorsqu’ils proposent des « recommandations » et refont le monde sans s’être confrontés, au cœur de l’action, à l’embrouillamini des statuts, des relations, des compétences, des aléas politiques et à l’émiettement des pouvoirs et des décisions toujours négociées.
À l’inverse, « se mettre à la place de » consiste à s’obliger à replacer l’ensemble des propositions dans le contexte des compétences localement disponibles, des inévitables indécisions et des possibilités d’action des décideurs. Cela aide à mieux comprendre comment, de multiples façons, le possible contraint le pensable et le souhaitable.
Cette exigence de penser depuis les entraves et les « capabilités » des acteurs, de lier le dire et l’action, et d’envisager les études en lien avec leurs conséquences et leurs possibles usages caractérise une « éthique de la responsabilité » consistant largement à entrer en dialectique avec des faits[37]Jean-Pierre Grossein, « Leçon de méthode wéberienne », in Max Weber, Concepts fondamentaux de sociologie, Gallimard, 2016, p. 31..
Une nouvelle fois, réduire l’échelle d’analyse et « se mettre à la place » des acteurs, comprendre les motifs de leurs actions, de leurs sentiments, de leurs obligations et les normes souvent conflictuelles qui régissent leurs conduites permet de situer leurs marges de manœuvre et d’y adapter nos propositions. Ainsi, comment tenir compte des contraintes des sages-femmes pour leur permettre d’exercer en milieu rural ? Comment intégrer une sorte de « prix de la corruption » pour – provisoirement tout au moins – mettre en place un forfait obstétrical ? Comment prendre médicalement soin d’un nouveau-né sans entrer en conflit avec ceux et celles qui représentent l’autorité et une certaine « tradition », parfois malheureusement préjudiciable à la survie des enfants ?
La description modeste – « au ras du sol » – des pratiques et des raisons d’agir permet de construire pour chacun des acteurs – soignant, patient ou population – une sorte de périmètre d’action soulignant la part qu’ils occupent dans la construction du problème de santé.
Construire des réflexivités
Il ne s’agit donc pas d’analyser des mondes pour les commenter « hors sol » de façon savante, éventuellement universitaire, ou encore selon les multiples gadgets des « études ex post ». Il n’est pas davantage question de dire ce qu’il faudrait faire au nom d’une « vérité » sanitaire, comme le font largement les programmes « top down » rêvant d’ordonner le monde selon leurs choix.
Le but de nos travaux consiste à ouvrir des espaces de débats « éclairés », permettant à chacun de se positionner en tenant compte des connaissances acquises et de ce qu’il comprend des choix et contraintes des autres acteurs participant à cette même configuration sanitaire et sociale. Il ne s’agit donc pas de développer uniquement un « savoir sur », mais un « savoir avec » les acteurs. Cette approche « bottom up » use largement des procédures de restitutions auprès des populations concernées.
« Il ne s’agit donc pas de développer uniquement un “savoir sur”, mais un “savoir avec” les acteurs. »
Ces « retours de terrain » sont des pratiques habituelles dans le travail anthropologique[38]Patricia Vasseur et Laurent Vidal, « Le soignant en son miroir : Accompagnement anthropologique d’une intervention en santé maternelle au Sénégal », Autrepart, 3, n° 55, 2010, … Continue reading. Ces restitutions seront bien sûr différentes selon que l’on s’adresse aux professionnels ayant effectué certains gestes afin qu’ils commentent leurs conduites – effet de miroir –, ou que l’on croise et confronte divers points de vue des acteurs en présence. Dans ce dernier cas, cela permet aux sages-femmes d’expliquer aux parturientes les raisons de leurs gestes et aux accouchées d’exprimer leurs craintes et critiques aux personnels obstétricaux : effet d’explicitation réciproque.
Bien que diverses, ces pratiques consistent toutes à confronter les acteurs à leurs conduites et aux multiples façons dont elles s’articulent avec celles des autres intervenants. Il ne s’agit ni de juger ni de condamner. Ces pratiques de dévoilement et de déploiement permettent à chacun des « maillons professionnels » – et l’anthropologie visuelle est ici très utile[39]Nous renvoyons ici aux divers films consacrés à la pédiatrie, aux grossesses non voulues et à la qualité des soins en pédiatrie produits dans le cadre du réseau ENSPEDIA, consultables sur le … Continue reading – de situer ses gestes dans une plus vaste structure (suivi d’une prescription médicale, parcours d’une ordonnance du médecin à son achat et usage, compréhension d’un message de prévention…). Elles offrent aussi d’analyser les conséquences de ses conduites selon ses propres normes morales et obligations sociales (conséquences d’une négligence technique, ressentis d’une violence professionnelle…).
Plutôt que de s’opposer, au nom d’une rationalité sanitaire, à des conduites sociales correspondant toujours à des négociations entre plusieurs systèmes de contraintes ou de vouloir imposer des normes, la recherche doit inciter à ouvrir des débats et à construire des dialogues éclairés porteurs d’une démocratie sanitaire en actes.
Réformer un système de santé ressemble fort à produire un jeu de Lego en cherchant par l’enquête et en trouvant dans la pratique les pièces essentielles pour construire les meilleurs dispositifs pour un contexte précis. Autrement dit, plutôt que d’imaginer de vastes programmes articulés par divers objectifs « théoriques », il s’agit de créer des cercles de qualité constitués par des groupes de travail au sein d’unités socioprofessionnelles déterminées (un service[40]Voir par exemple le film « L’enfant au cœur des soins », qui illustre cette construction de pratiques de qualité en pédiatrie : … Continue reading, un dispensaire, etc.). Il faut renverser les perspectives. Il ne s’agit pas de penser qu’un projet va transformer un contexte, mais plutôt d’être conscient que chaque service abrite, souvent de façon informelle, un ensemble de « réformateurs » et de dynamiques qu’une recherche-action a justement pour tâche d’identifier et d’accompagner.
Les liens rigoureux de la recherche et de la pratique en anthropologie
Partout, la santé déborde le médical, et les orientations de l’Organisation mondiale de la Santé souhaitant inclure « la santé dans toutes les politiques » déclinent en divers domaines cette sorte d’« evidence-based » empirique que nous avons tenté d’illustrer.
Une fois de plus, pour se limiter à quelques exemples en Afrique, la santé publique – en lien avec de multiples acteurs associatifs – ne peut que déborder de ses strictes prérogatives sanitaires. Elle le fait, par exemple, en menant contre certaines instances politico-religieuses « fondamentalistes », ou contre des intérêts financiers et des dissymétries statutaires de genre, la plupart des combats pour l’avortement médicalisé[41]Siri Suh, “Rewriting abortion: deploying medical records in jurisdictional negotiation over a forbidden practice in Senegal”, Social Science & Medicine, 108, 2014, p.20-33., l’âge au mariage ou les droits des personnes malades. Elle y contribue également en luttant contre les stigmatisations qui, du VIH à Ebola et maintenant aux malades de la Covid-19, ajoutent à la douleur de la maladie la violence des condamnations sociales. Il ne s’agit donc aucunement d’opposer la santé publique et l’anthropologie, mais plutôt de construire un espace technique et épistémologique où l’apport des sciences sociales consiste à rapporter dans la réflexion le référentiel concret des mots utilisés par les développeurs : « qu’est-ce qu’un professionnel de santé ? », « que signifie venir à l’hôpital ? », « qu’est-ce qu’une plainte ? », « comment se déroule une journée de travail d’un soignant ? », « comment s’effectue une vaccination dans un dispensaire un jour de marché ? »…
« En Afrique comme ailleurs, cette préoccupation concrète pour les biens communs devrait inciter les sciences sociales et les acteurs de la santé à poursuivre et à approfondir leurs collaborations. »
Partout, construire un système de santé implique ce souci du réel. Cela exige de documenter les liens entre des pratiques sociales et des causalités médicales, d’analyser les controverses sociales préjudiciables à la prévention aux malades et aux personnels de santé, de décrire les enjeux humains des transitions épidémiologiques… Pour toutes ces raisons, on ne pourra construire des systèmes de santé pérennes et adaptés aux situations locales sans articuler des approches techno-scientifiques mondialisées, des appropriations locales de la modernité et des éthiques souvent contraintes par les ressources disponibles. On n’y parviendra pas sans analyser les multiples conflits de normes qui régissent la plupart des conduites des soignants comme des soignés et sans rendre la parole aux acteurs afin qu’ils puissent définir des mondes correspondant à leurs choix. En Afrique comme ailleurs, cette préoccupation concrète pour les biens communs devrait inciter les sciences sociales et les acteurs de la santé à poursuivre et à approfondir leurs collaborations. S’ils y parviennent au point de faire coïncider la science et les exigences sanitaires aux contraintes du réel, la pandémie de la Covid-19 aura au moins eu un immense avantage.
Remerciements à Hélène Kane et Godefroy Lansade qui ont bien voulu relire et commenter une première version de ce texte.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-771-0 |