En dépit de notables rapprochements et de nombreux travaux menés en commun ces dernières années, acteurs de la recherche et de l’humanitaire continuent de se regarder encore trop souvent avec une méfiance qui puise à une méconnaissance réciproque. Les premiers sont encore parfois perçus comme des donneurs de leçons, confortablement installés dans leur « tour d’ivoire » quand les seconds seraient bien en mal de réfléchir avant d’agir et de s’interroger sur la manière d’utiliser les plus récentes données probantes pour définir leurs actions. Rares sont celles et ceux qui, pour autant, dénient leurs qualités respectives aux uns et aux autres, plus à titre individuel qu’organisationnel. Chacun reconnaît aux équipes de recherche leur rigueur méthodologique, leur connaissance des théories, des actions efficaces (nutrition, santé, transport, ville, etc.) et de contextes particuliers (une zone, un pays, une société, etc.), nourrie au temps long de leur implication. Nul ne conteste que les intervenants humanitaires disposent d’une capacité d’action et de réaction importante, de partenaires de terrain de longue date, d’expertise dans la gestion et le suivi des projets. Mais tout le problème serait dans l’alliance de ces qualités pour travailler en commun et collaborer, classiques défis du partenariat. Cette dichotomie des compétences, des connaissances et des valeurs est d’autant plus caricaturale qu’elle contribue, trop souvent encore, à l’ignorance réciproque ou à la sous-valorisation des travaux menés en commun.
Celles et ceux qui connaissent ces deux mondes savent bien que ces visions schématiques sont dépassées. De nombreuses personnes issues de l’un des deux mondes naviguent entre ces derniers. Beaucoup des chercheurs actuels sur l’humanitaire étaient hier volontaires ou salariés d’organisations non gouvernementales (ONG). Des partenariats entre équipes de recherche et ONG se sont révélés féconds. On se souviendra, par exemple, d’une décennie de collaboration entre une coalition d’ONG et des équipes de recherche, financées notamment par la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne (ECHO) dans le cadre de la lutte contre la malnutrition, pour contribuer à l’institutionnalisation, stade utile de la pérennité, de l’exemption du paiement des services de santé au Burkina Faso[1]Valéry Ridde and Pierre Yaméogo, “How Burkina Faso used evidence in deciding to launch its policy of free healthcare for children under five and women in 2016”, Palgrave Communications, 4(1), … Continue reading. Il a fallu plusieurs années pour qu’une ONG (HELP) s’approprie la culture de recherche et le besoin de recourir à des académiques indépendants[2]Léna D’Ostie-Racine, Christian Dagenais and Valéry Ridde, “Examining Conditions that Influence Evaluation use within a Humanitarian Non-Governmental Organization in Burkina Faso (West … Continue reading. Mais il a aussi fallu tout l’engagement personnel des experts d’ECHO pour faire accepter, sans trop l’afficher, la pertinence de produire des connaissances scientifiques sur une intervention humanitaire afin de transformer une politique de santé. Par l’externalisation de l’expertise, le modèle était différent, mais tout aussi efficace, que celui présenté par Christine Jamet et Duncan McLean dans ce dossier où le choix de l’ONG est surtout porté par une internalisation de la production de connaissances. On retrouve là le débat ancien dans le domaine de l’évaluation entre le recours à des personnes en interne ou en externe de l’organisation[3]Arnold J. Love (ed.), Developing effective internal evaluation: new directions for program evaluation, Jossey-Bass, 1983.. On a même vu des universités créer des unités (de santé internationale, de nutrition, etc.) ou des associations pour mettre en œuvre des interventions humanitaires, tandis qu’on ne compte plus les ONG créant des départements ou des fondations destinées à la recherche sur l’humanitaire, même si on est encore étonné de voir certaines ONG recruter des responsables de recherche sans expérience ou formation dans ce domaine alors que les docteur(es) en quête de travail sont légion. En effet, ce secteur pourrait aussi être un débouché pour ces jeunes chercheur.es dans un contexte où le nombre de postes académiques est ridiculement faible par rapport à celui des doctorants. Les articles de Camilo Coral et Maritza Pedreros – dont le hasard fait qu’ils sont tous deux originaires de Colombie, où la situation humanitaire et politique actuelle est préoccupante – confirment l’importance de la collaboration des humanitaires avec le monde académique de la psychologie et de la santé mentale. La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’exacerber le besoin d’un soutien psychologique du personnel de santé qui, on le sait, a cruellement manqué dans la plupart des hôpitaux[4]Mark Sheraton et al., “Psychological effects of the Covid-19 pandemic on healthcare workers globally: a systematic review”, Psychiatry Research, 292:113360, October 2020, … Continue reading. Aujourd’hui, de nombreuses universités tentent de montrer qu’elles ont aussi un rôle social à jouer, non seulement dans leur environnement immédiat, comme on devrait s’y attendre, mais aussi à l’international. Elles sont cependant de plus en plus confrontées à la financiarisation de l’éducation (qui se traduit notamment par l’accroissement des offres de formations académiques sur l’humanitaire), mettant à mal cette volonté d’implication sociale sans retombées financières. L’humanitaire est l’un des meilleurs vecteurs de cette préoccupation montante. Les anciennes frontières, réelles ou artificiellement entretenues, sont donc bien devenues poreuses entre ces deux mondes, surtout si l’on s’attarde moins aux institutions qu’à la manière dont collaborent des personnes issues de ces deux univers.
Reste que ces collaborations ne sont pas exploitées à la mesure de leurs potentialités et au-delà des préjugés qui persistent. Et de fait, l’organisation des partenariats entre les humanitaires et la recherche n’est jamais facile. Mais cette collaboration ne deviendra réellement féconde que si, au niveau des instances respectives, chacun prend conscience qu’elle permettrait d’aller au-delà de ce qui a déjà été réalisé. La recherche peut, en effet, donner les moyens aux intervenants de fonder leurs actions sur des théories éprouvées et des données probantes afin de maximiser leur efficacité sur le terrain, mais aussi de travailler à davantage d’équité. Les théories et les cadres conceptuels ne représentent pas de simples lubies de chercheurs préoccupés à écrire des livres ou à parler dans des conférences. Ils apportent aussi une véritable pertinence au moment de décider d’activités à faire financer. Camille Balcou nous explique ainsi comment la science peut être précieuse pour permettre aux acteurs humanitaires d’anticiper les besoins lors de crises à venir. Nous n’irons pas jusqu’à imaginer que des bailleurs de fonds ne pourraient sélectionner les projets que sur la base de leur ancrage théorique ou scientifique. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable tant le regard et l’expertise des acteurs doivent aussi, mais pas seulement, nourrir ces projets. C’est l’alliance de leurs compétences qui doit fonder la décision des bailleurs. Mais la recherche peut aussi produire des connaissances sur les actions humanitaires elles-mêmes. Elle est à même de fournir les connaissances et les méthodes pour dépasser la simple reddition de comptes du suivi-évaluation demandé par les bailleurs de fonds, lequel est délégué à des équipes d’évaluation, elles-mêmes parfois composées – il est vrai – d’universitaires en peine de rémunérations.
L’un des grands défis pour les humanitaires, comme le notent Jeremy Allouche et Camille Maubert, est la collaboration avec des universitaires des pays où les actions sont entreprises. Dans les pays stables au Sud, la collaboration des ONG avec les universitaires est encore trop rare – au-delà des consultants qui, n’en déplaise à certains et sans mésestimer la valeur des travaux de beaucoup, ne font pas de la recherche. Alors, comment imaginer trouver des collaborations scientifiques de qualité dans des pays détruits par la guerre ou d’autres calamités ? Le besoin de former et d’accompagner les acteurs de terrain sur le long terme, s’il est loin d’être innovant, reste certainement l’une des solutions[5]Rania Mansour et al., “Health research capacity building of health workers in fragile and conflict-affected settings: a scoping review of challenges, strengths, and recommendations”, Health … Continue reading. Mais comment travailler avec des équipes qui s’inscrivent dans des travaux scientifiques et non pas uniquement dans des consultations plus ou moins lucratives[6]Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Promouvoir la recherche face à la consultance. Autour de l’expérience du Lasdel (Niger-Bénin) », Cahiers d’études africaines, n° 202-203, 2011, p. … Continue reading où la qualité des rapports est trop souvent évaluée à l’aune du nombre de pages que de l’ancrage théorique et de la rigueur méthodologique. Sans compter les enjeux d’indépendance[7]Katerini T. Storeng et al., “Action to protect the independence and integrity of global health research”, BMJ Global Health, 4(3), June 2019, http://dx.doi.org/10.1136/bmjgh-2019-001746 qui devraient pourtant séduire autant les humanitaires que les bailleurs. Comment les ONG peuvent-elles collaborer avec des chercheurs du Nord qui n’ont pas l’autorisation de se déplacer dans des zones dites rouges (on pense au Sahel[8]Valéry Ridde, Emmanuel Bonnet, « Sahel : l’incohérence des zones sécuritaires », Analyse Opinion Critique, 5 novembre 2019.) tout en prenant en compte le mouvement contemporain de la décolonisation de la recherche au Sud, et donc, notamment, le besoin d’associer des équipes de ces pays sans les mettre en danger dans ces mêmes zones ? Pourtant, la recherche peut permettre, sur la base de ces interventions humanitaires, de monter en généralité pour plus de partage des leçons apprises et une meilleure capitalisation des expériences. Mais ces leçons apprises doivent être de qualité : la recherche et l’action de terrain, avec la contextualisation incomparable qu’elles offrent, sont les ingrédients essentiels pour parvenir à cette qualité[9]Michael Quinn Patton, “Evaluation, knowledge management, best practices, and high-quality lessons learned”, American Journal of Evaluation, 22(3), 2001, p.329-336..
Les humanitaires peuvent être des partenaires précieux, là encore, pour des équipes de recherche souhaitant tester en contexte réel des interventions pour lesquelles leurs travaux ont révélé un potentiel d’efficacité et d’équité. On pense à des innovations techniques mais aussi à des innovations sociales, comme la navigation et l’accompagnement[10]Valéry Ridde et al., « La démographie au secours de la couverture santé universelle : exemples en Afrique de l’Ouest », Alternatives Humanitaires, n° 12, novembre 2019, p. 33-48, … Continue reading. Ils peuvent aussi être des contextes propices à la formation des étudiants et de la relève, tant humanitaire qu’académique. Combien d’experts ont commencé leur carrière comme stagiaires dans une organisation humanitaire ? Les humanitaires peuvent aussi s’impliquer dans des processus de partage des données et de résultats de terrain, mais aussi de plaidoyer pour changer pratiques et politiques, comme l’exemple de Marine Ricau, Danièle Lantagne et Baptiste Lecuyot le montre parfaitement. La recherche opérationnelle, dont les contours restent flous y compris pour les humanitaires[11]Rony Zachariah et al., “Operational research in low-income countries: what, why, and how?”, The Lancet Infectious Diseases, 9(11), November 2009, p.711-717., demeure une solution très intéressante pour engager les acteurs des deux mondes dans ce processus de collaboration. Comme la recherche-action[12]Peter Reason and Hilary Bradbury (eds.), The SAGE handbook of action research. Participative inquiry and practice, Thousand Oaks, 2001 ; Bony Roger Sylvestre Aka, Valéry Ridde et Ludovic Queuille, … Continue reading ou la recherche interventionnelle[13]Anne-Marie Hamelin and Gilles Paradis, “Population health intervention research training: the value of public health internships and mentorship”, Public Health Reviews, 39(1), December 2018, … Continue reading, elle n’a malheureusement toujours pas le vent en poupe et reste très peu soutenue par les organismes classiques du financement de la recherche. Cela implique donc, non seulement une revalorisation de cette forme de recherche – dont les critères de scientificité n’ont rien à envier aux autres –, mais surtout une agilité des chercheurs et des humanitaires pour la financer : la résilience – concept depuis longtemps à la mode – ne concerne pas que les structures… Plusieurs articles de ce dossier le montrent bien : des ONG financent déjà leurs propres recherches, à l’image de certains bailleurs de fonds. Mais ne voit-on pas aussi des humanitaires bénéficier des financements d’Unitaid, par exemple, pour collaborer avec des équipes de recherche ? C’est là une opportunité certes, mais qui n’est pas sans poser de multiples défis. On le voit, les embûches présentées par des partenariats complexes[14]Angèle Bilodeau et al., « L’Outil diagnostique de l’action en partenariat : fondements, élaboration et validation », Canadian Journal of Public Health, 102(4), 5 avril 2011, p. 298-302. ne manquent pas. C’est ce que relève avec force détails passionnants Pascale Hancart-Petitet dans son récit-analyse sur son propre parcours à cheval entre les deux univers (à lire uniquement et en exclusivité sur le site de la revue, avec les autres articles de ce dossier).
Les défis sont évidemment institutionnels tant les deux types d’organisations sont porteurs de cultures différentes ne facilitant pas les collaborations. Les personnes qui les composent disposent aussi de formations souvent distantes. Si elles ont souvent en commun un regard critique sur le monde, elles voient sa transformation à des échelles temporelles bien différentes, qui ne demandent qu’à se compléter. La « slow science », qui n’est pas un défaut, se heurte à l’urgence de l’action, même si la première semble plus devenir une exception qu’une norme dans le monde universitaire actuel. Enfin, il ne faut pas négliger le fait que les possibilités d’influences négatives, voire de manipulations, sont aussi nombreuses, notamment lorsque l’on connaît l’importance des bailleurs de fonds dans le financement des acteurs de ces deux mondes. Et c’est là, un triste point commun que l’engagement toujours insuffisant des États de la planète envers la science comme envers l’action humanitaire. Enfin, la question récurrente de l’indépendance et de l’intégrité des actions humanitaires doit nécessairement se poser aux processus de collaboration entre les équipes de recherche et les acteurs de l’humanitaire. La présence prépondérante des financeurs publics et privés[15]Katerini T. Storeng et al., art. cit., quelle que soit la forme qu’elle prenne (entre recherche-action, recherche opérationnelle ou recherche interventionnelle) est une situation à considérer en permanence.
Ce dossier n’épuise certainement pas toutes les questions qui se posent quant à la collaboration entre le monde de la recherche et celui de l’humanitaire. Mais on ne peut que souhaiter qu’il fasse avancer la réflexion… et les actions !
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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-811-3