Derrière la crise politique et le sort des Rohingyas, c’est toute une construction ancienne des marqueurs ethniques comme de la hiérarchie sociale qu’il faut appréhender. L’auteur nous permet cette lecture à la croisée de l’actualité – le récent coup d’État – et de la durable errance des migrants au Bangladesh.
La violence et les manifestations se sont intensifiées sur le territoire du Myanmar depuis que l’armée, officiellement connue sous le nom de Tatmadaw, a pris le contrôle du pays à l’occasion d’un coup d’État, le 1er février 2021. Dans cet article, j’examine comment certains jeunes Rohingyas vivant à Yangon[1]Cet article s’appuie sur plusieurs entretiens directifs et semi-directifs réalisés entre février et août 2021 auprès de douze jeunes Rohingyas, âgés de 20 à 30 ans et vivant à Yangon. réagissent au coup d’État militaire, et comment leur expérience en matière de discriminations rejoint les aspirations du gouvernement fantôme de l’opposition, ou « gouvernement d’unité nationale du Myanmar ». Je soutiens que, même si les jeunes Rohingyas vivant à Yangon soutiennent massivement ce gouvernement fantôme, le chauvinisme politique, la reproduction des structures préexistantes et le manque de transparence du gouvernement en exil en matière de prise de décision empêchent la participation et l’adhésion pleine et entière de ces jeunes au mouvement d’opposition. Ce faisant, le présent article traite de la naturalisation inappropriée des privilèges ethniques/raciaux, tout en observant le gouvernement d’unité nationale (en particulier, la place présumée que le peuple bamar se réserve dans la hiérarchie sociale et politique du pays). Il incite à s’interroger sur les structures de pouvoir, la codification ethnique/raciale des structures elles-mêmes, et le rôle que jouent les élites politiques et sociales dans ces structures.
Des anciens dirigeants à la génération Z
Le 1er février 2021, le président du Myanmar, Win Myint, la conseillère spéciale de l’État et bien-aimée dirigeante Aung San Suu Kyi, ainsi que plusieurs autres membres de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) ont été arrêtés par les forces armées. En réaction à une présumée fraude électorale, l’armée a proclamé l’état d’urgence pour une durée d’un an (prolongée depuis jusqu’en août 2023), et a confié le pouvoir au chef d’état-major Min Aung Hlaing. Le Myanmar a alors sombré dans la violence et les manifestations. À la fin du mois de septembre, on comptait plus de 1 000 personnes tuées et au moins 6 700 personnes arrêtées, accusées ou condamnées[2]The Assistance Association for Political Prisoners, “Daily Briefing in Relation to the Military Coup”, AAPPB, 24 September 2021, https://aappb.org/?p=13671. Le conflit actuel est révélateur du terrible mépris de l’armée à l’égard de la vie humaine et d’un gouvernement qui terrorise la population depuis des décennies, malgré le battage médiatique autour de la transition démocratique du Myanmar ces dernières années.
En opposition à la junte militaire, le gouvernement d’unité nationale (gouvernement parallèle autoproclamé) apparaît comme la principale alternative politique. Il est principalement composé de parlementaires évincés de la LND, qui ont été élus lors des élections générales de 2020 au Myanmar, mais n’ont pas pu prendre leurs fonctions en raison du coup d’État militaire. Le gouvernement d’unité nationale s’est même doté de son propre bras armé, les Forces de défense du peuple, et a déclaré début septembre une « guerre défensive ». Bien que les anciens dirigeants traditionnels, dont on considère généralement qu’ils sont issus du peuple bamar (principal groupe ethnique du Myanmar, représentant vraisemblablement[3]Le gouvernement du Myanmar refuse toujours de divulguer les données ethniques du recensement de 2014 en raison de la controverse qu’elles suscitent. les deux tiers de la population), conservent les principaux rôles politiques dans le gouvernement d’opposition autoproclamé, le gouvernement d’unité nationale inclut des personnes issues de partis politiques et d’organisations armées ethniques (EAO). Avec le gouvernement d’unité nationale, les organisations politiques ethniques continuent de mener la lutte contre la junte dans la plupart des régions frontalières.
On observe, en outre, la montée en puissance d’un mouvement porté par les jeunes de la « génération Z », particulièrement actif en ligne. Certains membres de ce groupe de jeunes opposants, principalement issus de zones urbaines et cosmopolites, appellent à une profonde rénovation des institutions et à la suppression des privilèges raciaux et politiques qui sous-tendent le pays. Le débat sur les privilèges dont bénéficient certains groupes ethniques, en particulier le peuple bamar, s’amplifie, notamment sur les réseaux sociaux.
Mais où se situe donc le peuple rohingya dans ce contexte ? Lors des premiers jours des manifestations d’opposition au coup d’État, les images de Rohingyas protestant « librement » contre les forces militaires dans les rues de Yangon (en utilisant le nom même de Rohingyas sur leurs bannières !) ont surpris les observateurs. Chacune des personnes interrogées dans le cadre de cet article a indiqué avoir manifesté pour la première fois de sa vie. L’une d’elles témoigne :
« Avant le 1er février, il était beaucoup trop dangereux pour les Rohingyas de participer à des manifestations à Yangon, que ce soit par crainte d’une réaction des forces militaires pouvant mettre leur vie en danger ou d’une réaction tout aussi violente du grand public. »
« Depuis 1962, la Tatmadaw a mené plusieurs campagnes militaires en vue de repousser la communauté rohingya vers le Bangladesh. »
À vrai dire, le peuple rohingya a été soumis, ces dernières décennies, à « un vicieux système de discrimination et de ségrégation institutionnalisées portant gravement atteinte à ses droits fondamentaux[4]Amnesty International, « Enfermés à ciel ouvert » – L’État d’Arakan, au Myanmar, est en situation d’apartheid, 21 novembre 2017, … Continue reading ». Depuis 1962, la Tatmadaw a mené plusieurs campagnes militaires en vue de repousser la communauté rohingya vers le Bangladesh, dans le cadre du projet de « mur occidental[5]Michael W. Charney, “Misunderstandings of ethnic identities in Rakhine as fixed and biological are leading to policy errors by the Government of Myanmar and NGOs on the ground in Rakhine”, … Continue reading ». Lors de la dernière « opération de nettoyage ethnique » menée par l’armée du Myanmar en août 2017, plus de 700 000 Rohingyas ont fui vers le Bangladesh[6]United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (UNOCHA), “Rohingya Refugee Crisis”, 2019, https://www.unocha.org/rohingya-refugee-crisis. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer cette discrimination raciale : de rapides changements dans les domaines économique, social et politique, un sentiment récurrent de menace contre l’appartenance ethnique et la religion au sein du peuple bamar, un programme de socialisme xénophobe pendant la dictature militaire de Ne Win (1962-1988), l’utilisation du sentiment anti-musulman comme bouc émissaire social[7]Voir notamment : Min Zin, “Anti-Muslim Violence in Burma: Why Now?”, Social Research: An International Quaterly, Johns Hopkins University Press, vol.82, no.2, Summer 2015, … Continue reading.
Après une recrudescence des violences contre les manifestants en mars et avril, la plupart des Rohingyas ont décidé de quitter les rues de Yangon et de poursuivre leur lutte contre la junte dans la sphère sociale d’Internet. L’un des participants rappelle que, dans les premières semaines du mouvement d’opposition au coup d’État, plusieurs jeunes Rohingyas ont même envisagé de créer une association étudiante rohingya d’opposition à la junte, regroupant des jeunes de Yangon, de l’État de Rakhine et d’autres régions du pays… Mais devant le très faible nombre d’adhérents, leur enthousiasme a commencé à faiblir. L’étiquette « Rohingya » était trop risquée : le gouvernement (officiel) du Myanmar a refusé pendant des années d’utiliser le terme Rohingya (y compris Aung San Suu Kyi et les autres représentants de la LND), les désignant comme Bengalis et affirmant qu’ils étaient des immigrants illégaux, et non pas des citoyens autochtones de plein droit, en vertu de la loi de 1982 sur la citoyenneté.
Cette loi distingue loi distingue trois catégories de citoyens : le citoyen à part entière, le citoyen associé et le citoyen naturalisé. Or, seuls les groupes ethniques présents au Myanmar avant l’annexion britannique de 1823 sont considérés comme autochtones. En 1990, les membres du gouvernement militaire ont commencé à évoquer 135 ethnies nationales officielles, regroupées en huit groupes principaux. Depuis lors, l’ascendance ethnique et le droit du sang sont les deux principaux critères de citoyenneté. Il est néanmoins important de souligner que les individus ont le droit d’être reconnus comme citoyens s’ils sont les descendants de troisième génération de citoyens associés et/ou naturalisés, ou si leurs deux parents appartiennent à une catégorie de citoyenneté. Dans un cas comme dans l’autre, de nombreux Rohingyas ont ainsi le droit d’être reconnus comme des citoyens à part entière par ascendance, bien qu’ils ne puissent pas être considérés comme des citoyens à part entière par appartenance ethnique, et se retrouvent désignés par le terme raciste de Bengalis. En réalité[8]Nick Cheesman, “How in Myanmar ‘National Races’ Came to Surpass Citizenship and Exclude Rohingya”, Journal of Contemporary Asia , vol.47, no.3, 15 March 2017, p.473., la section 3 de la loi de 1982 sur la citoyenneté reconnaît comme citoyens les personnes qui appartiennent à l’une des ethnies nationales ou celles dont les ancêtres se sont installés dans le pays avant 1823. Cette loi signale également, dans sa section 6, son principe de non-rétroactivité, ce qui revient à dire que si un individu était déjà citoyen au moment de l’entrée en vigueur de la loi, il demeure citoyen du pays. La section 4.2 de la loi sur la citoyenneté de l’Union de 1948 stipulait également que tout résident de troisième génération était un citoyen à part entière. Aussi, lorsque la loi de 1982 sur la citoyenneté a été approuvée, des milliers de Rohingyas étaient de facto citoyens et possédaient des cartes nationales d’identité ou « cartes vertes ». Après l’arrivée au pouvoir de nouveaux dirigeants militaires en 1988, le gouvernement du Myanmar a demandé à tous ceux qui avaient une « carte verte » de l’échanger contre une « carte rose », reconnaissant toujours leur statut de citoyens à part entière. Toutefois, des milliers de Rohingyas se sont vu délivrer des certificats temporaires d’identité, ou « cartes blanches ». À l’heure actuelle, le gouvernement du Myanmar ne reconnaît pas ces « cartes blanches » comme une preuve de citoyenneté.
Le peuple rohingya se trouve dans une situation similaire à l’apartheid dans la région occidentale de Rakhine, où les individus sont privés de leur droit à la pleine citoyenneté. Néanmoins, dans les milieux urbains comme Yangon, la plus grande ville du pays, beaucoup d’entre eux peuvent revendiquer (sur papier) leur pleine citoyenneté en renonçant à leur appartenance ethnique et en s’enregistrant en tant que Bengalis, en particulier ceux qui disposent de moyens financiers conséquents, puisque le processus est extrêmement corrompu. À titre d’exemple, les personnes interrogées reconnaissent avoir payé entre 500 000 et 3,7 millions de kyats du Myanmar[9]Entre 237 et 1 600 euros. Certaines personnes interrogées prétendent même connaître des gens qui ont payé le triple de cette seconde somme. afin d’obtenir leur « carte rose », bien qu’elles aient disposé d’autres preuves de citoyenneté légale. Dans bien des cas, le processus de demande aura duré presque trois ans, au lieu de la durée habituelle de quelques jours ou semaines. De fait, les aînés Rohingyas de Yangon se plaignent souvent que les membres de la communauté continuent de participer à ce processus corrompu pour pouvoir être reconnus comme des citoyens à part entière (même si, paradoxalement, les responsables communautaires ont obtenu leurs papiers de la même manière et comprennent l’absence de solution alternative).
Sur la voie du changement ?
Les temps semblent toutefois changer, du moins du côté de l’opposition. Depuis sa création, le gouvernement d’unité nationale a adopté une approche progressive pour la reconnaissance des Rohingyas en tant que citoyens à part entière. Le gouvernement d’unité nationale a promis d’abroger la loi de 1982 sur la citoyenneté, tout en condamnant les « crimes atroces » commis par l’armée contre les Rohingyas. Toutefois, le rôle joué par la LND, en particulier par les actuels dirigeants du gouvernement d’unité nationale, n’est toujours pas reconnu. C’est le cas notamment d’Aung San Suu Kyi, qui s’est même rendue à la Haye en 2019 pour défendre l’armée contre des accusations de génocide, ou de Win Myat Aye, ancien ministre de la Protection sociale, des secours et de la réinstallation, qui a directement supervisé la démolition de villages rohingyas pour détruire toute preuve des massacres perpétrés pendant la campagne militaire de 2017[10]Human Rights Watch (HRW), Birmanie : Des dizaines de villages rohingyas rasés au bulldozer, 23 février 2018, … Continue reading. Il est actuellement ministre des Affaires humanitaires et de la gestion des catastrophes au sein du gouvernement d’unité nationale.
« Le peuple rohingya se trouve dans une situation similaire à l’apartheid dans la région occidentale de Rakhine. »
À cet égard, tout en appréciant l’alternative politique offerte par le gouvernement d’unité nationale, de nombreux Rohingyas interrogés déplorent la façon dont le gouvernement d’opposition reproduit les problématiques du passé (par exemple, aucune personnalité politique musulmane ne figure parmi les dirigeants du gouvernement d’unité nationale). En effet, la plupart des personnes interrogées sont très sceptiques quant aux réelles motivations du gouvernement d’unité nationale, considérant le nouveau statu quo (la reconnaissance des Rohingyas) comme une simple tentative de dissimulation des politiques antérieures. Comme le souligne l’une des personnes interrogées : « Le gouvernement d’unité nationale nous utilise nous, Rohingyas, comme un outil politique de légitimation internationale. » De même, depuis sa création, le gouvernement d’unité nationale se caractérise par un manque de transparence et le secret qui entoure la répartition des pouvoirs, la gouvernance, la prise de décisions et les aspects financiers. Un autre Rohingya interrogé dénonce : « Il existe une pression néfaste, en particulier sur les réseaux sociaux, pour donner de l’argent au mouvement sans conditions. ».
En réalité, le fanatisme des (nombreux) fervents partisans du gouvernement fantôme empêche tout contrôle externe de la structure interne du gouvernement d’unité nationale, en particulier par des médias indépendants. Cela rappelle fortement la façon de procéder de la LND.
Malgré l’intégration de nouvelles ethnies, le gouvernement d’unité nationale continue à perpétuer les privilèges ethniques et raciaux du passé. Les Rohingyas interrogés affirment en effet que « les Bamars sont à la tête du gouvernement d’unité nationale », estimant que la domination ethnique a créé un sentiment d’appartenance exclusif entre le peuple (bamar) et le gouvernement d’opposition. Pour reprendre les mots d’un Rohingya interrogé : les Bamars « sont plus actifs » dans cette révolution (par comparaison avec d’autres conflits ethniques passés et actuels) parce que « c’est comme s’ils se battaient pour leur propre liberté, qu’ils ont perdue le 1er février ». L’accent est mis sur l’expérience particulière de plusieurs jeunes Rohingyas vivant à Yangon, en particulier ceux qui ont réussi à être reconnus comme des citoyens à part entière (en renonçant publiquement à leur appartenance ethnique). Leur expérience diffère grandement de celle des Rohingyas qui vivent dans d’autres régions du pays, comme l’État de Rakhine. Le problème ici, c’est la nécessité de remettre en cause et de contester les idées des libéraux, comme celles du gouvernement d’unité nationale, qui mettent l’accent uniquement sur le rejet des privilèges raciaux et d’autres obstacles raciaux pour lutter contre le racisme, sans s’interroger sur la dimension matérielle et idéologique qui subjugue les individus, y compris les Bamars, depuis des décennies.
Les histoires, expériences, récits et autres données personnelles des personnes interrogées démontrent à quel point l’origine ethnique régit les disparités dans l’accès aux ressources et aux privilèges, non seulement parce qu’elle crée des limites d’appartenance entre les citoyens reconnus et non reconnus (faisant partie ou non de l’une des 135 ethnies nationales), mais aussi parce que le simple fait de passer (ou d’être déplacé) de la mauvaise origine ethnique (non reconnue) à la bonne, ou vice versa, permet – ou non – de jouir de droits fondamentaux comme le logement, la liberté de circulation, l’éducation ou l’emploi. La vie d’un Rohingya est incontestablement transformée s’il devient citoyen à part entière en renonçant officiellement à son identité et en intégrant à son identité publique de nouvelles origines ethniques. Il serait toutefois illusoire de penser que cette personne ne subira aucune forme de discrimination par la suite, car ce sectarisme est produit (et reproduit) dans des structures de pouvoir qui ne se limitent pas à la seule dimension raciale.
« Le gouvernement d’unité nationale continue à perpétuer les privilèges ethniques et raciaux du passé. »
C’est pourquoi la naturalisation des privilèges raciaux (le simple fait de considérer le gouvernement d’unité nationale comme une organisation de Bamars privilégiés, dirigée par les Bamars) exclusivement d’un point de vue ethnique est également problématique, car elle empêche d’aller au-delà de l’origine et de l’appartenance ethniques lors de l’évaluation et de la remise en cause du chauvinisme politique des institutions. À cet égard, Campbell et PrasseFreeman[11]Stephen Campbell et Elliott Prasse-Freeman, “Revisiting the Wages of Burman-Ness: Contradictions of Privilege in Myanmar”, Journal of Contemporary Asia, 17 August 2021. se sont surtout intéressés aux contradictions entre l’identité birmane et l’identité bamare au Myanmar « en tant que signe non seulement des privilèges ethniques/raciaux, mais aussi des privilèges de classe », par comparaison avec d’autres analyses récentes des privilèges bamars qui ne tenaient pas compte de la classe[12]Matthew J. Walton, “The ‘Wages of Burman-ness’: Ethnicity and Burman Privilege in Contemporary Myanmar”, Journal of Contemporary Asia, vol.43, no.1, 2013, p.1-27.. En effet, conformément à l’argument de Campbell et Prasse-Freeman, dont s’inspire une grande partie de cette section, je considère que la naturalisation des privilèges ethniques lors de l’évaluation du gouvernement d’unité nationale, de l’opposition à la junte ou du grand public est particulièrement problématique. En effet, si cette hypothèse est jugée pertinente, deux tiers des habitants du Myanmar, du moins ceux qui s’identifient comme Bamars (du travailleur rural pauvre aux dirigeants militaires), pourraient facilement être considérés comme privilégiés, sans tenir compte des différentes structures de pouvoir qui persistent dans les contextes où ils vivent.
En naturalisant la notion de domination ethnique, les observateurs omettent non seulement de se demander comment les privilèges ont symboliquement été codifiés comme bamars dans la transition vers un ordre capitaliste libéral, mais aussi de quelle façon les élites (tant au sein du gouvernement d’unité nationale que de l’armée) ont également été codifiées en tant que membres de ce groupe ethnique, sans se demander si elles en font réellement partie ou non. La naturalisation de la domination ethnique néglige également la façon dont fonctionne l’identité bamare en tant qu’idéal de modernité[13]Geoffrey Aung, “Reworking Bandung internationalism: decolonization and postcolonial futurism in Burma/Myanmar”, Critical Asian Studies, vol.51, n°2, 2019, p.198-209. et de classe, au sein même du groupe ethnique bamar. Enfin, la naturalisation de la domination ethnique élude aussi la facilité avec laquelle les individus passent d’une identité à l’autre. En ce sens, paradoxalement, la plupart des personnes interrogées considèrent qu’il est facile, pour éviter la discrimination, de s’assimiler à l’identité bamare, les changements vestimentaires, de langue et de culture (habitudes alimentaires, par exemple) étant les éléments capitaux de cet ajustement ethnique. Ainsi, comment peut-on parler de privilèges bamars si l’incorporation de cette identité dans l’ethos de l’individu – du moins dans les espaces publics urbains – peut se faire en changeant de tenue ou d’accent ? En effet, la notion d’identité bamare est beaucoup moins rigide que ce que la plupart des chercheurs laissent entendre, préférant ignorer que cette perméabilité découle également de sa conception en tant que catégorie hégémonique influencée par la classe[14]Stephen Campbell and Elliott Prasse-Freeman, “Revisiting the Wages of Burman-Ness…”, art. cit., p.12..
Le 1er février dernier, la réalité politique et sociale du Myanmar a connu un nouveau rebondissement. Le présent article ne prétend pas analyser toutes les dynamiques qui ont influencé la réalité de l’après coup d’État, ce qui aurait certainement été audacieux. Il se concentre au contraire sur les points de vue de (certains) Rohingyas issus d’un contexte géographique et démographique particulier concernant deux réalités spécifiques (le chauvinisme politique et la naturalisation des privilèges raciaux) qui ont caractérisé les structures de pouvoir ces dernières décennies, que ce soit au sein du gouvernement militaire ou du gouvernement civil, et qui continuent à laisser des traces au lendemain du coup d’État. Sans un examen approprié de ces structures par le gouvernement fantôme de l’opposition, aucun changement réel ne se produira.
Traduit de l’anglais par Sophie Jeangeorges
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-883-0 |