Revenant sur la septième journée scientifique de Médecins du Monde – France, les deux auteurs reviennent sur les enjeux éthiques que mobilisent les recherches menées en contexte humanitaire. Du Niger au Nigeria en passant par la France, ils pointent notamment la nécessité de mieux prendre en compte la parole des populations sollicitées, d’expliquer les démarches et de rendre compte des résultats.
En humanitaire comme dans d’autres champs sociaux, les personnes et populations ont longtemps été considérées comme de simples objets d’étude et, de ce fait, peu informées des buts et méthodes des recherches les concernant. Cette absence de participation a favorisé l’incompréhension entre les populations et les équipes de recherche. Elle a pu conduire à de la méfiance, voire au rejet des équipes par la population. Pourtant, depuis le procès de Nuremberg de 1945-1946, une réflexion éthique appliquée à la recherche médicale s’est formalisée à travers un cadre normatif international.
« Les principes éthiques qui consistent à protéger les participants à une recherche en terrain humanitaire relèvent de la responsabilité sociale des organisations non gouvernementales. »
À Médecins du Monde – France (MdM), les recherches sont conçues pour aider à construire des connaissances qui permettront d’améliorer l’accès effectif à la santé, de produire des expertises pour soutenir les plaidoyers, et de contribuer à l’accompagnement des personnes dans leur volonté de changement social. Ainsi, dans un contexte où elle fait de plus en plus appel à la recherche scientifique, notre action humanitaire en mutation profonde est de plus en plus souvent confrontée à de nombreux dilemmes éthiques. Doit-on participer à des recherches qui proposent des essais thérapeutiques contre rémunération auprès de populations en grande précarité ? Comment ne pas perdre sa liberté de consentement si, en échange d’une participation, on reçoit des soins gratuits ? Les principes éthiques qui consistent à protéger les participants à une recherche en terrain humanitaire relèvent de la responsabilité sociale des organisations non gouvernementales (ONG). C’est ainsi que le conseil d’administration de MdM, après avoir souhaité l’adoption d’une Charte éthique de la recherche, a tenu à consacrer la septième journée scientifique de la santé humanitaire et solidaire de l’ONG, en décembre 2021, au thème « Éthique et recherches en terrains humanitaires »[1]Le programme et les échanges filmés de cette journée sont disponibles sur le site de Médecins du Monde : … Continue reading. À cette occasion, nous souhaitions partager les questions vives que l’on rencontre au sein de la recherche en contexte humanitaire et qui ne sont jamais totalement résolues par un comité, une charte ou des lois.
Les questions éthiques liées à la vulnérabilité des personnes : trois exemples issus du terrain
Les questions éthiques nous interrogent sur nos attitudes et nos recherches, et ce d’autant que les situations de vulnérabilité (histoire traumatique et précarité sociale) dans lesquelles se trouvent les populations pour lesquelles nous intervenons impliquent de prendre toutes les mesures de protection nécessaires. Lors de cette journée, nous avons pris le parti d’inscrire nos questionnements éthiques dans le concret des pratiques humanitaires, en évitant une éthique en surplomb, qui ne prendrait pas en compte nos contextes d’intervention. Le mode de recrutement des participants, le mode d’obtention du consentement ou encore la gestion des bénéfices-risques pour les participants sont quelques-uns des nombreux enjeux présentés et que nous allons illustrer au travers de trois exemples issus du terrain, au Nigeria, au Niger et en France.
Dans le Nord-Est du Nigeria, les attaques armées de la dernière décennie ont contraint plus de deux millions de personnes à des déplacements à l’intérieur du pays, et à vivre dans des camps ou au sein des communautés hôtes. De nombreux facteurs contribuent à renforcer la vulnérabilité des personnes fuyant un conflit ou une catastrophe : l’interruption des mécanismes de protection communautaire, la séparation des familles, l’augmentation des fragilités socioéconomiques, la surpopulation et la promiscuité, etc. Les personnes déplacées se trouvent, de fait, confrontées à des situations de pouvoir inégales. Autant de facteurs qui ont justifié la recherche menée par l’ONG Population Council[2]https://www.popcouncil.org sur les barrières à l’accès aux services des survivant.e.s de violences sexuelles dans l’État de Borno au Nigeria. Mais très rapidement s’est posé la question des risques de préjudice que cette recherche pouvait provoquer du fait de la vulnérabilité accrue des personnes concernées qui, par ailleurs, dépendent des populations d’accueil, des services du gouvernement ou encore d’associations. Ces dépendances et allégeances multiples peuvent interroger sur le caractère volontaire du consentement à participer à une recherche. Comment faire, dans ce contexte, pour que la recherche ne devienne pas une expérience négative de plus ?
Notre deuxième exemple est en prise avec la pandémie de Covid-19 qui, on le sait, a mis en lumière des marginalités délaissées et créé un effet de loupe sur les inégalités sociales déjà existantes. Faute de prise en charge précoce et d’une politique de justice sanitaire, la situation s’est révélée dramatique pour les sans-abris, les mal-logés, les personnes les plus exposées, fragiles ou isolées. Comment garantir l’égal accès aux soins, le secret médical et le consentement libre et éclairé des personnes les plus précaires ? Comment dépister si, une fois le résultat positif obtenu, on ne peut isoler, voire tout simplement remettre les résultats à des personnes qui, par définition, sont en précarité de logement ? Ces questions récurrentes se sont posées à chaque étape de la préparation d’une recherche ayant pour objectif d’évaluer la mortalité et la séroprévalence[3]La cohorte se composait de 1 400 personnes vivant dans la rue, en hébergement d’urgence, ou encore en squat/bidonville. chez les personnes vivant dans la rue à Marseille, en France.
La mortalité due à la pandémie est apparue plus élevée chez les plus pauvres et les personnes nées à l’étranger. Les facteurs préexistants d’inégalité sociale – habiter dans des hébergements d’urgence collectifs ou avoir un accès moindre aux soins – ont aggravé la séroprévalence. Et le confinement dû à la crise sanitaire a accentué les difficultés sociales et la précarité déjà importantes chez de nombreux habitants de Marseille.
Alors que les populations visées se retrouvaient dans une grande détresse, mener l’enquête s’est avéré difficile. Des dépistages ont été proposés grâce à une station de tests PCR mobile. Pour le rendu des résultats, il a fallu trouver des endroits discrets et confidentiels afin de limiter les risques de stigmatisation et plus largement mettre en place une approche globale, avec des accompagnements pour trouver un centre d’hébergement, une aide aux structures pour isoler les personnes positives, de la distribution d’alimentation, de produits d’hygiène…
Enfin, un exemple d’essai clinique contrôlé randomisé[4]Un essai clinique contrôlé randomisé permet de « comparer les résultats dans un groupe de patients traités par le médicament à tester à ceux observés dans un groupe de patients témoins, … Continue reading, réalisé au Niger, est éclairant sur le fait qu’une recherche n’est jamais uniquement une entreprise purement scientifique. En l’occurrence, il s’agissait d’évaluer l’efficacité et l’innocuité d’un nouveau vaccin, le Rotasiil, contre les formes sévères de diarrhées à rotavirus chez les enfants de moins de deux ans. Ici, les efforts dans la production de données fiables se heurtent aux conditions sociales de leur production. Dans cet essai mené dans un environnement rural, les femmes et leurs enfants reçoivent en échange des soins gratuits. Et pour assurer la conduite de l’essai, les agents effectuent périodiquement des prélèvements biologiques. Concrètement, pour les femmes et les enfants de cette région où l’accès aux soins est difficile, où le système de santé est largement défaillant, participer à un essai clinique équivaut à sauver la vie de son enfant.
Or certaines zones rurales avaient été exclues, car elles étaient jugées non rentables pour l’essai du point de vue de la faiblesse démographique et quant aux moyens logistiques supplémentaires à mobiliser pour faire venir les participantes. Cela a produit des inégalités non seulement dans l’accès aux soins, mais aussi dans l’accès aux ressources pour une partie de la communauté. De plus, le document servant à recueillir le consentement était rédigé en français tandis que la traduction locale était trop « standardisée ». Dès lors, il était difficile d’expliquer à certaines femmes que leur enfant pouvait soit recevoir un vaccin susceptible de le soigner, soit un placebo, tout comme il était difficile de leur expliquer les effets indésirables du vaccin. Enfin, le consentement individuel se heurtait en pratique à une culture patriarcale forte où seul l’homme, y compris le grand-père en cas d’absence du père, peut autoriser la femme à participer.
On constate que, dans leur mise en place, ces trois recherches posent de manière routinière des questions éthiques à la fois aux équipes de recherche et aux acteurs de terrain. Ces recherches mettent en avant toute la réflexivité et la sensibilité qui sont nécessaires lorsque l’on s’engage dans ce type de projet. Elles exigent la construction de méthodologies adaptées.
Les enseignements de la recherche en contexte humanitaire
Recueillir le consentement des personnes représente le premier dilemme éthique rencontré par les équipes de recherche dans des contextes où l’exigence du respect du principe d’autonomie des personnes sollicitées et de leur droit à disposer des informations n’est jamais acquise. Dans les pays pauvres ou parmi des populations vulnérables, les individus participant à un essai méconnaissent souvent les risques et avantages liés à leur participation, et ignorent si l’aide est conditionnée à celle-ci ou bien si le fait de participer leur permettra d’obtenir plus d’aides : on parle alors de « malentendu thérapeutique ». Les compensations (indemnités, prise en charge des frais de transport, nourriture, médicaments, etc.) obligent à réfléchir sur la question du choix – ou plutôt de l’absence de véritable choix. Ces « avantages » liés à l’inclusion dans une file active interrogent quant au processus concret aboutissant au consentement, alors que celui-ci est devenu une norme éthique à prétention normative et universelle.
« La recherche biomédicale voyage souvent avec des boîtes à outils théoriques et à prétention universelle peu compatibles avec les réalités locales et les inégalités structurelles des pays où elle s’installe. »
De nombreux comités d’éthique ont imposé le recueil obligatoire du consentement par écrit. Dans la réalité, l’apposition d’une signature sur un formulaire ne garantit pas que la personne a été informée ni qu’elle a compris ce qu’elle signait, une telle procédure n’ayant pas nécessairement de sens pour des personnes peu ou pas scolarisées ou appartenant à une société dans laquelle, quand une décision importante doit être prise, il est habituel d’aborder la question à l’oral devant témoin. En d’autres termes, la gestion du consentement ne peut s’appliquer partout de la même manière.
Or, la recherche biomédicale voyage souvent avec des boîtes à outils théoriques et à prétention universelle peu compatibles avec les réalités locales et les inégalités structurelles des pays où elle s’installe. Ses bienfaits directs pour les participants interrogent d’autant plus que les études menées dans des contextes humanitaires se multiplient à tel point qu’il peut y avoir des collectes de données tous azimuts. Et il n’est pas rare que certaines personnes participent à plusieurs études simultanément. Le risque, vérifié sur le terrain, est de les voir se lasser quand leurs conditions de vie ne sont pas améliorées en retour ou, tout simplement, quand les résultats de la recherche ne sont pas partagés et accessibles en temps opportun pour les personnes et leur entourage. La question de la redevabilité pour ces populations se pose à toutes les étapes et, avec elle, les questions relatives à la confidentialité et à la nécessité de rendre les résultats intelligibles et utiles. Interroger l’éthique, c’est aussi réfléchir au travail de restitution et de présentation des résultats aux premiers concernés, les participants.
De l’individuel au collectif : comment faire vivre le couple réflexion éthique et recherche au sein des ONG ?
Le rapport entre éthique et humanitaire est complexe et dérangeant. Cultiver l’inquiétude éthique est difficile dans l’action tant l’éthique percute nos valeurs, notre propre existence, notre mandat. En cas de graves crises, l’urgence peut conduire à des « suspensions » de vigilance éthique. Durant la crise d’Ebola, de nombreux morts n’ont pas été identifiés avant d’être enterrés. Jusqu’où est-il possible de renoncer à bien faire ? À partir de quel moment la ligne rouge du principe axial « ne pas nuire » est-elle franchie ?
L’humanitaire est porteur de valeurs extrêmement fortes d’inventivité et de transformation. Notre force est d’être au plus près du terrain. Ce que nous avons appris de notre pratique – et que la septième journée scientifique de MdM a admirablement confirmé –, c’est qu’il faut faire prévaloir l’éthique du terrain sur une éthique descendante : l’enjeu pour une ONG est de construire une culture éthique partagée à l’échelle de l’individu et du collectif.
Pratiquer l’éthique, c’est « prendre soin de soi et des autres », cela se construit dans un espace et un temps situés. Il faut sans cesse se réinterroger sur la nature et le contexte de l’interaction, la manière dont nous entrons en négociation avec un individu, avec le souci de maintenir une forme de reconnaissance de ce qu’il est dans sa singularité. L’éthique du care telle que MdM l’a définie dans sa charte éthique permet de bien se reposer la question de la valeur de l’interaction avec une personne, mais également avec la communauté dans laquelle elle s’inscrit.
Pour faire vivre l’éthique sur le terrain, une socialisation à la culture éthique est indispensable. Avoir des principes est utile, mais il faut que les acteurs du terrain aient réellement la capacité de les défendre. Un travail de formulation du dilemme est nécessaire, et le partage d’expériences s’avère de ce point de vue essentiel. Un humanitaire, où qu’il intervienne, devrait avoir accès à un espace de dialogue où il sait qu’il bénéficiera d’une écoute attentive pour l’aider à analyser la situation dans laquelle il se trouve et pour laquelle il peut agir. Par ailleurs, les paroles s’appuient également sur des expériences et des histoires antérieures, et sur la manière dont elles ont été résolues ou non. Les parties prenantes devraient accéder, au moins en partie, à de tels corpus. Ces histoires sont suffisamment marquantes pour comprendre l’importance de reconnaître dans le visage de l’autre un autre soi-même.
ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-943-1