Comment s’explique le paradoxe indien qui voit le pays détenteur de records en matière de production céréalière connaître un des plus forts taux de sous-nutrition dans le monde ? Ashwini Kakkar retrace l’histoire de l’Inde sous ce prisme avant d’en venir aux dispositifs mis en place par le gouvernement, mais également par une organisation non gouvernementale qui plonge ses racines en France.
histoire de l’agriculture en Inde, en particulier durant le siècle dernier, est très contrastée. Aujourd’hui, en dépit d’une production record de céréales alimentaires, les fermiers sont pauvres et 224 millions de personnes environ sont sous-alimentées, ce qui représente approximativement un tiers du fardeau mondial de la faim[1]FAO, IFAD, UNICEF et al., The State of Food Security and Nutrition in the World 2022. Repurposing food and agricultural policies to make healthy diets more affordable, July 2022, … Continue reading.
Les prémices de pratiques agricoles autochtones dans le nord-est de l’Inde remontent à neuf mille ans avant notre ère. Au fil des millénaires, des envahisseurs et des colons du monde entier ont introduit de nouvelles cultures, semences, techniques et taxes qui ont contribué à modifier le paysage. Avec l’Indépendance de l’Inde en 1947 – il y a 75 ans –, une nouvelle vision émerge pour les 350 millions de citoyens que compte alors ce pays nouveau. Au cours des premières années, l’Inde dépendra encore massivement de l’approvisionnement en denrées alimentaires en provenance des États-Unis[2]Office of the Historian, “USAID and PL–480, 1961–1969”, https://history.state.gov/milestones/1961-1968/pl-480. En effet, avec une production céréalière de seulement 11,3 millions de tonnes en 1963, l’Inde a été forcée d’importer 20 millions de tonnes durant les deux années suivantes pour nourrir sa population.
Aujourd’hui, l’Inde produit environ 110 millions de tonnes de blé et 120 millions de tonnes de riz par an. Ce changement massif est le résultat de la détermination de l’Inde à accorder la priorité au développement agricole parallèlement aux plans quinquennaux nationaux. La création du Conseil national de développement laitier (National Dairy Development Board – NDDB en anglais), de la Banque nationale pour l’agriculture et le développement rural (National Bank for Agriculture and Rural Development – NABARD en anglais) ainsi que de diverses coopératives ont constitué des jalons importants dans ce cheminement.
La « Révolution verte » menée par le Dr M.S. Swaminathan, président émérite d’Action contre la Faim – Inde (ACFI), avec le soutien du Dr Norman Borlaug, a favorisé, à partir du milieu des années 1960, l’introduction de semences/souches à haut rendement et résistantes aux maladies, l’utilisation d’engrais, une meilleure irrigation et une mécanisation accrue des exploitations agricoles. Cette politique a entraîné une forte augmentation de la production alimentaire et rendu le pays autosuffisant en céréales. Depuis 1970, la production alimentaire en Inde a augmenté à un taux tendanciel d’environ 3 % par an avec un biais d’accélération, tandis que la croissance démographique a été d’environ 1,86 % par an, avec un biais de décélération. Par rapport aux normes mondiales, cependant, les rendements continuent d’être de 30 à 50 % inférieurs à ce qu’ils pourraient être, et ce, en raison de l’utilisation non optimisée de la mécanisation et de la technologie, des exploitations agricoles fragmentées et des faibles investissements privés et publics dans l’agriculture. Quant à la « Révolution Blanche » (Operation Flood) lancée en 1970 par le Dr Verghese Kurien, elle a permis de créer un réseau laitier national reliant les producteurs à l’échelle du pays aux consommateurs dans plus de 700 villes. Elle a fait de l’Inde, un pays pauvre en lait, le plus grand producteur de lait au monde (environ 23 % de la production mondiale[3]Ministry of Finance, Economic Survey 2021-22 (Agriculture and Food Management), 2022, https://www.indiabudget.gov.in/economicsurvey/doc/eschapter/echap07.pdf).
Alors que la sous-traitance agricole gagnait du terrain et que les exportations agricoles continuaient à augmenter, la taille moyenne des exploitations agricoles a malheureusement continué à se réduire pour n’être plus aujourd’hui que d’un hectare environ. L’endettement chronique des agriculteurs a commencé à augmenter, surtout dans les zones pluvieuses en raison des moussons erratiques, conduisant à des suicides d’agriculteurs. Ce secteur, qui employait près des deux tiers de la population active de l’Inde et représentait environ 52 % du PIB, emploie actuellement environ 40 % de la main-d’œuvre totale et contribue pour environ 20 % de son PIB. L’Inde bénéficie d’un ensoleillement abondant et de la deuxième plus grande superficie agricole mondiale, avec environ 157 millions d’hectares (environ 48 % de la superficie totale), qui est répartie sur vingt régions agroclimatiques[4]Mohan Guruswamy, “India’s Agriculture: The failure of the success…”, Deccan Chronicle, 21 October 2021, … Continue reading. Seul un tiers environ de cette superficie est irrigué : 40 % avec des eaux de surface et 60 % par les eaux souterraines qui s’épuisent rapidement. Pour le reste, la nation dépend des deux moussons qui permettent aux agriculteurs d’obtenir deux récoltes par an.
Malgré cela, l’Inde produit pour ses 1,3 milliard d’habitants environ 726 millions de tonnes de nourriture, dont environ trois quarts sont d’origine végétale et un quart d’origine animale[5]Ramesh Chand, Transforming Agriculture for Challenges of the 21st Century (102nd annual conference of Indian Economic Association, 27-29 December 2019) in Indian Economic Journal, vol. 15, no. 4, … Continue reading. C’est le plus grand pays producteur de légumineuses, d’épices, de lait, de thé, de noix de cajou, de mangues et de jute, et le deuxième producteur de blé, de riz, de fruits, de légumes, de canne à sucre, de coton et d’oléagineux. En revanche, les capacités d’entreposage frigorifique sont insuffisantes tandis que l’industrie de transformation des aliments n’est pas encore bien développée, ce qui entraîne des pertes importantes pendant comme après la récolte[6]Dhanya Vijayan, Avdesh Shula and Rishabh Kumar, “Food Processing industry in India: Challenges and Potential”, RBI Bulletin, March 2020, pp. 27–41.. La prolifération des start-up dans le secteur agricole a jeté un nouvel éclairage sur les défis du secteur grâce à des aliments biofortifiés à haute valeur nutritive, la cartographie par satellite et par drone, l’agriculture de précision à base de goutte-à-goutte et de capteurs, la culture tissulaire et la génétique, et la transformation des aliments. Mais bien que le gouvernement achète un tiers des cultures sélectionnées à des prix de soutien minimaux et fournit des dizaines de milliards de dollars par an sous forme de subventions alimentaires, d’engrais et d’électricité, l’Inde compte encore un grand nombre de personnes touchées par la sous-alimentation et la faim.
Mener une lutte équitable contre la faim exigerait une approche ciblée assurant l’accès à la nourriture pour tous. Le prix Nobel Amartya Sen affirme catégoriquement que la faim et la famine résultent du manque d’accès à la nourriture, lequel n’est pas uniforme dans un pays, dans une communauté ou même dans une famille. En Inde, le « système de distribution publique » (Public Distribution System en anglais) fondé sur les cartes de rationnement est l’un des mécanismes qui rendent les aliments crus accessibles et abordables pour tous. Son réseau de distribution – le plus important au monde – a contribué à améliorer l’accès à la nourriture, mais n’a pas encore réussi à éliminer la faim et la malnutrition. Classée 101e sur les 116 pays évalués dans le cadre de l’Indice de la faim dans le monde (Global Hunger Index en anglais) 2021, l’Inde abrite un tiers des enfants souffrant d’un retard de croissance et près de la moitié des enfants de moins de 5 ans souffrant d’émaciation (dénutrition) dans le monde[7]Klaus von Grebmer, Jill Bernstein, Miriam Wiemers et al., 2021 Global Hunger Index: Hunger and food systems in conflict settings, Concern Worldwide and Welthungerhilfe, 14 October 2021, … Continue reading. Selon les résultats de la 5e édition de l’enquête nationale sur la santé familiale (National Family Health Survey en anglais), le taux d’émaciation (malnutrition aiguë) chez les enfants indiens de moins de 5 ans est de 19,3 % et le taux de retard de croissance (malnutrition chronique) atteint 35,5 %[8]International Institute for Population Sciences, National Family Health Survey-5 2019-21: India Fact Sheet, November 2021, http://rchiips.org/nfhs/NFHS-5_FCTS/India.pdf.
L’Inde a une longue tradition de philanthropie. Plus largement, le don a toujours fait partie du tissu socioéconomique de l’Inde, avec des contributions en espèces et en nature de groupes religieux, d’entreprises, de particuliers fortunés et de petits donateurs. De nouvelles manières de prioriser le financement à travers des projets pilotes innovants dans des domaines en souffrance tels que la faim, l’éducation, l’eau, les soins de santé et les moyens de subsistance devraient être mis en place pour une transformation stratégique globale, que ce soit par le gouvernement ou par les organisations non gouvernementales (ONG).
En mars 2022, 16 813 ONG étaient enregistrées dans le cadre de la loi sur la réglementation des contributions étrangères en Inde[9]Ministry of Corporate Affairs, “CSR Expenditure: Summary”, National CSR Portal, 2022, https://www.csr.gov.in/content/csr/global/master/home/home.html. Cependant, les dernières modifications apportées à cette loi, fin 2020, ont imposé des conditions strictes sur leurs opérations et leur conformité, entravant parfois leurs activités. Alors que les opérations quotidiennes des ONG sur le terrain peuvent être difficiles et qu’il existe une pléthore de règles et de règlements, l’une des meilleures évolutions de ces cinq dernières années a été la législation et la mise en œuvre de la loi sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE) en Inde. Cette loi impose à toute entreprise qui, entre autres conditions, réalise un bénéfice supérieur à environ 630 000 dollars par an, de consacrer 2 % de ses bénéfices nets moyens des trois dernières années à une activité de RSE de son choix, parmi la liste notifiée par le gouvernement. Cette activité peut ensuite être mise en œuvre dans la région géographique de leur choix. Pour l’essentiel, les zones géographiques de mise en œuvre des projets sont choisies en fonction des besoins de la communauté, de la gravité du problème et de la présence des ONG dans la région. La sélection finale de l’ONG dépend généralement de la force des solutions proposées par l’organisation et de ses normes de transparence, d’intégrité et de gouvernance. Dans le cadre de ce programme, 17 000 entreprises sont susceptibles de dépenser environ trois milliards de dollars par an en activités de RSE. Il s’agit d’une législation révolutionnaire qui gagnerait à être reproduite dans d’autres pays dans les prochaines années, tant elle a considérablement aidé la communauté des ONG et s’est révélée bénéfique pour l’intérêt général.
ACFI est un exemple d’organisation qui relève efficacement le défi de la malnutrition en Inde tout en optimisant judicieusement des ressources limitées. Son parcours a commencé par une mission d’Action contre la Faim – France en 2010 dans l’État du Rajasthan. La mort d’enfants dans le village de Suvans avait alors mis en évidence un niveau élevé de malnutrition dans le district de Baran. Cela a conduit à une analyse situationnelle suivie d’un projet de sensibilisation et de renforcement des capacités. L’enquête de suivi et évaluation standardisés des urgences et transitions (Standardized Monitoring and Assessment of Relief and Transitions – SMART en anglais) de 2014 a révélé des taux de 5,4 % de malnutrition aiguë sévère (MAS) et de 22,1 % de malnutrition aiguë modérée (MAM), ce qui a conduit à la mise en œuvre de projets dans cent villages dans les domaines de la nutrition, de la santé mentale et des pratiques de soins, ainsi que de l’eau, l’assainissement et l’hygiène. Un plaidoyer intense a permis d’augmenter de 2 à 5 le nombre de centres de traitement de la malnutrition. Une partie du travail a consisté à tester et valider un nouvel aliment thérapeutique local prêt à l’emploi en collaboration avec l’Université de Washington et avec le soutien de la Fondation du Fonds d’investissement pour l’enfance (Children’s Investment Fund Foundation en anglais). Les résultats positifs et le plaidoyer ont conduit le gouvernement du Rajasthan à prendre en compte les recommandations d’ACFI et à annoncer un programme (Poshan Phase 1) de prise en charge communautaire de la malnutrition aiguë (Community-based Management of Acute Malnutrition – CMAM en anglais) dans treize circonscriptions. ACFI a également été nommée au sein de leur comité consultatif technique. Par l’intermédiaire du comité, ses recommandations – la coordination avec les guérisseurs religieux pour orienter les enfants, la mobilisation communautaire des travailleurs et la mise en place de stations de lavage des mains dans des centres et sous-centres – ont été appliquées dans le programme Poshan 2 (soutenu par le gouvernement en 2019), dans vingt circonscriptions. En ajoutant les soins prénataux, ce programme gouvernemental a été créé comme un programme intégré CMAM – IMAM (Integrated management of acute malnutrition en anglais). En 2022, ACFI a fourni des recommandations stratégiques, opérationnelles et fondées sur des données probantes pour le programme Naya Savera (nouvelle aube) du gouvernement local. Avec les recommandations d’autres ONG, le gouvernement a lancé un projet intégré visant également à lutter contre l’anémie, réduire l’insuffisance pondérale à la naissance et assurer la fourniture de suppléments nutritifs à forte densité énergétique.
La nature collaborative des programmes proposés par ACFI avec les donateurs, les partenaires, les communautés et le gouvernement garantit que chaque partie prenante est impliquée à chaque étape de la conception du programme et de son application. L’intégration des chefs de village et le plaidoyer ont permis de faire de la nutrition une priorité dans les réunions locales, de rénover les centres et d’assurer la mise en place d’équipements anthropométriques neufs et fonctionnels dans tout l’État pour une évaluation précise de l’état de malnutrition des enfants. Les communautés locales ont également évolué, subséquemment les normes sociales et les comportements – surmonter la réticence à donner du colostrum, visiter les centres de traitement de la malnutrition au lieu d’aller chez les guérisseurs – ont changé.
Travaillant actuellement dans les quatre États du Rajasthan, du Gujarat, du Maharashtra et du Madhya Pradesh, ACFI compte environ 250 employés et fonctionne avec un budget d’environ 2,5 millions d’euros par an (coût total moyen de 800 euros par employé et par mois), bénéficiant chaque année à environ 700 000 personnes pour lesquelles l’accès, le coût et la disponibilité représentent un défi. Elle travaille également avec un conseil opérationnel local qui a renforcé les capacités stratégiques, techniques et financières du siège indien. Les autres sièges d’ACF ainsi que divers autres partenaires internationaux et locaux ont également apporté un soutien substantiel à l’élaboration et à l’exploitation de solutions technologiques pour lutter contre la malnutrition. Un exemple est l’utilisation d’applications basées sur l’intelligence artificielle pour remplacer les mesures anthropométriques physiques des enfants en Inde, en collaboration avec Welthungerhilfe et Action contre la Faim – Espagne. Par rapport aux premières années où l’approche programmatique de la réduction de la malnutrition visait spécifiquement la réduction curative de la MAS et de la MAM, les programmes actuels ont évolué pour cibler de manière globale les causes profondes de la malnutrition à travers une approche multisectorielle préventive et curative.
La malnutrition chez les enfants est une manifestation de multiples difficultés sociales, économiques, culturelles, physiologiques et démographiques qui se conjuguent. L’émaciation et les autres formes de malnutrition aiguë sont le résultat de la malnutrition maternelle, de l’insuffisance pondérale à la naissance, de mauvaises pratiques d’alimentation et de soins, et d’infections[10]Zulfiqar A. Bhutta, James A Berkley, Robert H. J. Bandsma et al., “Severe childhood malnutrition”, Nature Reviews Disease Primers, vol. 3, no. 17067, September 2017.. Ces facteurs sont exacerbés par l’insécurité alimentaire, l’environnement insalubre des ménages, le manque de services de soins de santé, l’accès limité à l’eau potable, l’insuffisance des possibilités d’emploi, et la pauvreté.
Dans cette optique, les programmes actuels d’ACFI ciblent les secteurs de la nutrition, la santé, l’eau, l’assainissement et l’hygiène, la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance de manière intégrée. La mise en place de ces programmes se fait en convergence avec le gouvernement. En outre, la communauté et ses acteurs locaux sont impliqués de manière égale dans le programme – depuis sa phase de conception jusqu’à la fin de sa mise en œuvre pour un changement de comportement durable. Avec cette approche, la communauté ne se contente pas de bénéficier de l’intervention, elle a également son mot à dire et s’approprie la transformation.
Cet exemple de la façon dont une branche nationale d’une organisation mondiale a abordé un problème local complexe en s’appuyant sur la sagesse collective des communautés, des partenaires et des parties prenantes mondiales et locales prouve que l’époque où nous pensions et agissions en vase clos est bel et bien révolue. Nous devons collaborer à la conception des modèles les plus optimaux et les plus transformateurs pour le monde, où nous cultiverons suffisamment pour nourrir et assurer la sécurité de toute la population de la planète, en utilisant efficacement les ressources. À cet effet, nous pouvons faire le meilleur usage des innovations et de la technologie et essayer d’apporter des changements étape par étape qui seront examinés, revisités, adaptés et reproduits de manière durable. Dans cette entreprise, nous devons veiller à ne pas perdre de vue la réduction des inégalités et l’optimisation des moyens de subsistance.