« Inde propre » : pourquoi l’incontestable succès de la mission Swachh Bharat ne signifie pas encore la fin de la défécation à l’air libre

Julien Eyrard
Julien EyrardAprès des études de philosophie, il se dirige vers l’anthropologie et séjourne quelques années au Vietnam. Ses premières expériences de développement en Asie du Sud-Est concernent l’hydroélectricité et les énergies renouvelables. Julien intègre Action contre la Faim en 2005 pour une première mission en Sierra Leone avant de rejoindre Haïti en 2008. Il y reste jusqu’en 2010 en tant que coordinateur des projets Eau, assainissement, hygiène avant et après le séisme de Port-au-Prince. Depuis, il a rejoint le siège parisien de l’ONG, où il accompagne la mise en place et la qualité des projets d’accès à l’eau, à l’assainissement et à l’hygiène dans la région Asie ainsi qu’en France et en Ukraine depuis le début du conflit. Il enseigne par ailleurs la géopolitique, l’anthropologie du développement et l’hydro-diplomatie dans les universités de Sorbonne Paris Nord et de Cergy-Pontoise. Julien intervient régulièrement auprès de l’Institut Bioforce et de l’Institut International d’Ingénierie de l’Eau et de l’Environnement de Ouagadougou sur les questions d’assainissement et de promotion de l’hygiène.

Réalité incontournable de l’Inde depuis des siècles, cette pratique a des implications sanitaires majeures. L’auteur nous les expose en même temps qu’il revient sur une campagne d’ampleur visant à construire des toilettes dans tout le pays. Son succès apparent dissimule mal sa sous-estimation de l’impact du système des castes.

Qu’elle soit apocryphe ou qu’il l’ait réellement prononcée, tous les spécialistes de l’assainissement ayant porté leur regard sur l’Inde connaissent la phrase de Gandhi : « L’assainissement est plus important que l’indépendance. » Longtemps, ce pays a détenu le triste privilège d’être l’endroit où l’on pratiquait le plus la défécation à l’air libre (DAL). Les conséquences de cette pratique sur la santé publique, la sous-nutrition ou, plus généralement, l’économie du sous-continent ont été largement étudiées et décrites. Faute d’assainissement correct, la population indienne était exposée à toute une série de pathologies engendrant des dépenses de santé, des jours d’incapacité de travail, le tout se traduisant par une perte de l’ordre de 2 % du PIB du pays.

Pourtant, rien ne semblait pouvoir faire changer le comportement des millions d’Indiens qui, tous les matins, partaient accomplir le plus naturel des besoins le long des voies de chemin de fer, dans les caniveaux des bidonvilles ou dans les rizières bordant les villages. La situation cadrait mal avec la vision d’une Inde « propre » portée par le nationaliste Modi après son arrivée au pouvoir. Pour y mettre fin, le gouvernement a lancé entre 2014 et 2019 la mission Swachh Bharat, une campagne massive de construction de toilettes qui semble avoir atteint son objectif : des milliers de latrines sont sorties de terre dans tous les États de l’Union indienne. Pour autant, la DAL a-t-elle disparue ? Le suivi de l’usage des toilettes est toujours compliqué – on ne peut pas mettre un observateur toute la journée devant chaque toilette pour évaluer son usage. Néanmoins, si l’apparente réussite de la mission suggère la disparition progressive de la DAL, ses effets bénéfiques sur la santé et la malnutrition devraient commencer à être observables dans les années à venir. Cet article vise à analyser l’élaboration de la campagne, la manière dont le gouvernement a volontairement mis l’accent sur le volet financier au détriment de l’implication de la société civile et a privilégié un modèle économique basé sur la subvention de l’offre plutôt que sur la création de la demande, modèle dont on peut douter de l’efficacité sur le long terme.

Lien entre DAL et sous-nutrition

Le manque d’assainissement est avant tout un problème de santé publique. Toute solution d’assainissement (égouts et leurs stations d’épuration, latrines à fosse dans le sol, fosses septiques, toilettes écologiques…) a deux fonctions : confiner les matières, puis les traiter pour en réduire la dangerosité. Faute d’accès à des latrines, l’individu n’a d’autre choix que de pratiquer la DAL ou une autre solution qui ne respecte pas ces deux critères (déféquer dans un sac et le jeter, faire au-dessus d’un cours d’eau…). Les pathogènes se retrouvent alors dans la nature et peuvent contaminer un nouvel hôte. Les maladies ainsi transmises sont principalement celles provoquant des diarrhées, mais il existe aussi un lien plus méconnu entre manque d’assainissement et sous-nutrition. C’est le cas, en particulier, dans les zones de forte densité de population, à tel point que la sous-nutrition chronique est parfois décrite comme une maladie transmissible.

Durant la période 2016 – 2018, qui correspond à la montée en puissance de la campagne Swachh Bharat, l’Inde comptait 17 % de prévalence de sous-nutrition aiguë et 34 % de prévalence du retard de croissance (sous-nutrition chronique)[1]Selon l’enquête nationale sur la nutrition, Comprehensive National Nutrition Survey 2016 – 2018, Ministry of Health and Family Welfare, Government of India, 2019 (traduction de l’auteur), … Continue reading. Dans un article publié en 2013, l’économiste Dean Spears s’interroge sur la taille moyenne des populations en prenant cette variable comme un indicateur de sous-nutrition. Il relève que « curieusement, les différences de la taille moyenne des populations des pays en voie de développement ne reflètent pas les différences du niveau de richesse de ces mêmes pays. En particulier, les enfants en Inde sont en moyenne de plus petite taille que les enfants en Afrique qui, eux, sont en moyenne plus pauvres : ce paradoxe, connu sous le nom de Asian enigma, a beaucoup retenu l’attention des économistes. Se pourrait-il que l’accès aux toilettes aide les enfants à bien grandir, tandis que les maladies véhiculées par le manque d’assainissement empêcheraient les enfants d’atteindre leur pleine croissance ?[2]Dean Spears, “The nutritional value of toilets: How much international variation in child height can sanitation explain?”, World Bank policy research working paper, June 2013 (traduction de … Continue reading »

L’article démontre, statistiques à l’appui, un lien entre malnutrition, manque d’accès à l’assainissement et densité de population en Inde. Ce lien se base sur trois types de maladies : les diarrhées, les infestations de vers intestinaux et l’entéropathie environnementale, qui réduit l’absorption des nutriments lors de la digestion. Un bon moyen de mesurer le succès de la campagne sera donc, dans les prochaines années, de suivre la courbe de la malnutrition et des maladies hydriques.

La campagne, son déroulé, son organisation

« Nettoyer le pays » est un thème classique des mouvements national-populistes qui ont essaimé un peu partout ces derniers temps. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une image, mais dans le cas de l’Inde, l’expression « Inde propre » (Swachh Bharat Abhiyan ou « mission Inde propre », titre officiel de la campagne) est à prendre dans son sens premier comme au sens figuré. L’actuel Premier ministre indien, Narendra Modi, a été élu pour un premier mandat en 2014, à la tête de l’Alliance démocratique nationale formée par le Bharatiya Janata Party (BJP), formation politique de la droite nationaliste. Dès son élection, Modi a mis en œuvre des réformes destinées à valoriser la tradition hindoue : création d’un « ministère de la médecine ayurvédique et du yoga », promotion de l’héritage culturel hindou au détriment des traditions musulmanes ou mogholes… C’est une remise en cause du caractère séculaire de l’Union indienne et, de fait, une mise au banc d’une partie de la population. Pourtant, d’après la politologue Isabelle Saint-Mézard, « Modi a fortement agrandi la base du BJP – traditionnellement constituée des classes moyennes urbaines du nord et de l’ouest de l’Inde –, en attirant des strates sociales plus modestes avec sa promesse de développement pour tous [3]Isabelle Saint-Mézard, « L’Inde de Modi : un “développement pour tous” écorné », Politique étrangère, vol. 83, n° 2, juin 2018, p. 79-88.». Concilier « fierté hindoue » et développement pour tous semble une tâche malaisée tant les deux propositions sont antagonistes dans une Inde qui compte de nombreuses minorités tant religieuses que linguistiques ou ethniques. Il fallait trouver un thème fédérateur, universel, mais aussi porteur d’une image de pureté et de propreté : l’assainissement était le thème idéal pour concilier ces objectifs politiques. Pour ce faire, la campagne devait impérativement remplir trois critères : être un succès quantifiable et mesurable, d’où la construction des latrines ; reposer sur un engagement personnel du Premier ministre et sur une communication sans faille ; être le reflet du nationalisme hindou, et donc atteindre son objectif sans aide extérieure, par exemple des financements ou l’aide d’organisations non gouvernementales (ONG) internationales.

Le succès de la campagne repose sur deux piliers : médiatisation et subvention. Son logo représente les lunettes rondes de Gandhi – référence à la célèbre citation du leader indépendantiste – et se retrouve partout sur des affiches, dans les journaux, dans tous les événements culturels ou compétitions sportives, et jusque sur les billets de banque. Son déroulé est aussi très simple : chaque famille indienne peut s’enregistrer au bureau de la campagne de sa commune. Une fois enregistrée, elle reçoit une documentation sur la construction de latrines et les différentes options possibles. Elle peut alors réaliser elle-même les travaux ou faire construire les latrines par un maçon. Les travaux terminés, il suffit d’adresser au bureau de la campagne une preuve de cet achèvement (photo, facture, certificat de remise des travaux…) pour se faire rembourser une somme forfaitaire variant (selon les États) entre 10 000 et 12 000 roupies (environ 120 à 150 euros). L’ensemble de la procédure peut également se faire en ligne. Le ministère de l’eau et de l’assainissement, organisme de tutelle, tient à jour la comptabilité du nombre de latrines construites État par État. Le budget provient à 60 % du gouvernement central et à 40 % de l’État. Enfin, il faut savoir que les lignes budgétaires consacrées à l’information et à la communication ne représentent que 8 % du budget total de la campagne. Jusqu’alors, les ONG mettaient plutôt l’accent sur ces activités de changement des comportements qui, inscrites dans la durée et transmises aux enfants, étaient censées assurer le succès des campagnes d’assainissement.

En 2019 – 2020, le gouvernement indien a annoncé que tous les objectifs de la campagne avaient été atteints. Les chiffres sont impressionnants : plus de quarante millions de toilettes construites en quatre ans, ce qui permet de passer d’un taux d’accès à l’assainissement inférieur à 40 % en 2014 à un taux proche des 100 % en 2020. Ce succès est « officialisé » l’année suivante lorsque le rapport annuel du Joint Monitoring Program (JMP) des Nations unies[4]WHO/UNICEF, Le Joint Monitoring Programme mesure l’atteinte des objectifs de développement durable, https://washdata.org note un recul de près de 50 % du nombre total de pratiquants de la DAL dans le monde : c’est parce que l’Inde est désormais mieux assainie qu’est sensiblement amélioré au niveau mondial un indicateur qui était à la peine. Néanmoins, il convient de noter que les chiffres du JMP sont moins optimistes que ceux du gouvernement : ce dernier n’évalue que la présence ou l’absence de latrines quand les Nations unies établissent une « échelle de service ». Ainsi une latrine mal confinée, partagée ou dont l’exutoire est un cours d’eau sera notée par le JMP comme assainissement « non amélioré » ou « limité ». Le gouvernement indien, lui, la comptabilisera comme une latrine, quand bien même elle n’est pas gérée en toute sécurité pour la santé et l’environnement.

Fort de ce qui reste un succès incontestable, le gouvernement lance en 2021 une seconde phase de la mission, destinée à pérenniser les solutions d’assainissement et à les étendre aux déchets solides, eaux grises et pollutions industrielles.

Tentative de bilan

Le gouvernement a eu le courage de s’attaquer à un problème jusqu’alors insurmontable. La campagne a été menée sans soutien ni financement exterieur et sans l’intervention des ONG ou du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), pourtant en première ligne sur ces thémes. Habituellement, sous d’autres latitudes, les méthodes utilisées pour mettre fin à la DAL se répartissent en deux familles. La première vise à augmenter l’offre : multiplier la construction de latrines, au besoin en
la subventionnant. L’autre vise à créer la demande : donner envie aux personnes d’utiliser des latrines. Dans la première catégorie (à laquelle se rattache Swachh Bharat), on trouve les campagnes dites de « latrinisation de masse » qui ont eu cours dans les années 1990 à 2000, dans des pays aussi différents que la Birmanie (elles sont alors organisées par les militaires au pouvoir) ou Haïti, en passant par divers pays africains. Ces campagnes, portées par l’UNICEF et les ONG, consistaient à construire des toilettes, pour ensuite expliquer sommairement l’intérêt de leur usage. Elles n’ont pas connu de succès notable : si, le plus souvent, les usagers n’ont pas changé leurs comportements, c’est qu’ils ne se sont pas approprié les toilettes, perçues comme des entités venant de l’extérieur de la communauté.

Cette approche a été remise en question dans les années 2005 – 2010 avec l’apparition de l’Assainissement total piloté par la communauté[5]Kamal Kar et Robert Chamber, Manuel de l’Assainissement Total Piloté par la Communauté, Institute of Development Studies et Plan International (UK), mars 2008, … Continue reading qui instaure un changement de paradigme : aucune subvention n’étant accordée, c’est à l’usager ou à la communauté de supporter les frais d’installation des latrines. Au lieu de fournir l’offre, on travaille à créer la demande, par le biais d’activités visant à faire prendre conscience aux usagers que la DAL est source de maladies. Construire des latrines et les utiliser est présenté comme le meilleur moyen d’éradiquer ces maladies, tout en étant rentable du point de vue économique (les frais de construction sont largement compensés par la baisse des dépenses de santé). Il s’agit de changer ses comportements et de réaliser un investissement financier, soit un double effort pour l’usager. Les latrines ainsi construites ne sont en général pas durables par souci d’économie ou du fait des limitations induites par l’autoconstruction (structure en bambou, dalle en bois…). Mais la demande est créée, et les usagers constatent l’intérêt d’un système d’assainissement. Il ne reste plus alors qu’à proposer une offre plus qualitative et durable – réseau de maçons formés à la construction de fosses septiques, dalles de couverture en céramique ou en béton, serpentins d’épandage en PVC, etc. Cette offre peut être apportée par l’ONG ou, plus généralement, par le secteur privé, du petit artisan à l’entreprise sociale de fabrication d’articles sanitaires.

L’approche subventionnée choisie par Modi est massive, rapide, spectaculaire dans ses progrès, mais elle peine à changer les comportements, car les résistances culturelles sont nombreuses, les habitudes de défécation étant apprises dès l’enfance. L’approche par la demande est plus complexe à mettre en œuvre, mais plus efficace sur le long terme, car elle combine changement de comportement et réalisme économique.

Résistances culturelles

À l’occasion d’une conférence, l’activiste indienne Sangita Vyas a fait part de sa réflexion personnelle sur la « surprenante vérité des raisons de la défécation à l’air libre en Inde »[6]Sangita Vyas, video “The surprising truth of open defecation in India”, https://www.youtube.com/watch?v=V35Vw29tay0. Elle y exposait deux points principaux :

La tâche est donc encore grande pour parvenir à une Inde sans défécation à l’air libre. Malgré les progrès incontestables, rien ne permet aujourd’hui de déclarer que le pays est débarrassé du fléau de la DAL. Une chose est sûre : le gouvernement, en dépit de ses moyens, ne pourra pas achever seul cette mission sans une mobilisation massive de la société civile, des ONG et des nombreux activistes que compte le pays.

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References

References
1 Selon l’enquête nationale sur la nutrition, Comprehensive National Nutrition Survey 2016 – 2018, Ministry of Health and Family Welfare, Government of India, 2019 (traduction de l’auteur), https://www.unicef.org/india/media/2646/file/CNNS-report.pdf
2 Dean Spears, “The nutritional value of toilets: How much international variation in child height can sanitation explain?”, World Bank policy research working paper, June 2013 (traduction de l’auteur).
3 Isabelle Saint-Mézard, « L’Inde de Modi : un “développement pour tous” écorné », Politique étrangère, vol. 83, n° 2, juin 2018, p. 79-88.
4 WHO/UNICEF, Le Joint Monitoring Programme mesure l’atteinte des objectifs de développement durable, https://washdata.org
5 Kamal Kar et Robert Chamber, Manuel de l’Assainissement Total Piloté par la Communauté, Institute of Development Studies et Plan International (UK), mars 2008, https://opendocs.ids.ac.uk/opendocs/bitstream/handle/20.500.12413/872/French_CLTS_Handbook_Manuel_ATPC.pdf?sequence=5&isAllowed=y
6 Sangita Vyas, video “The surprising truth of open defecation in India”, https://www.youtube.com/watch?v=V35Vw29tay0

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