Dans le contexte particulièrement dégradé du Burkina Faso, deux organisations non gouvernementales se sont alliées pour apporter des soins de santé mentale. Retour sur une expérience de transposition d’une méthode portée par des agents de santé non spécialistes en santé mentale.
Depuis 2018, la crise sécuritaire au Burkina Faso a entraîné une aggravation de la crise humanitaire, notamment avec des déplacements importants de population[1]OCHA, Burkina Faso : aperçu de la situation humanitaire (au 31 décembre 2022), https://reliefweb.int/report/burkina-faso/burkina-faso-apercu-de-la-situation-humanitaire-au-31-decembre-2022, et une désorganisation du système de santé avec la fermeture ou la réduction du fonctionnement des structures sanitaires. En septembre 2022, 197 structures sanitaires étaient fermées soit 13,6 % du total[2]Corus International, Bulletin n° 32 du Cluster Santé du Burkina Faso, septembre 2022, https://reliefweb.int/report/burkina-faso/bulletin-ndeg32-du-cluster-sante-septembre-2022.
Des besoins croissants pour une faible offre de soins
La diminution de l’accès aux soins et les déplacements de populations participent à accroître la pression sur les ressources de base dans les localités d’accueil, et notamment à augmenter la fréquentation des centres de santé. En parallèle, l’exposition aux agressions, aux massacres, l’expérience éprouvante du déplacement et l’angoisse permanente liée à l’insécurité contribuent à renforcer l’apparition des problèmes de santé mentale.
Cette augmentation des besoins en santé mentale intervient dans un contexte d’une faible offre de soins, malgré l’existence d’un Plan stratégique santé mentale[3]Ministère de la Santé du Burkina Faso, Plan stratégique santé mentale 2020-2024, décembre 2019, … Continue reading. La majorité du personnel qualifié et spécialisé est localisée en zone urbaine alors que, dans les centres de santé, les agents de santé sont peu formés et peu sensibilisés à l’identification, au référencement et à la prise en charge des problèmes de santé mentale. À l’échelle communautaire, la promotion de la santé mentale reste peu développée, le sujet constituant même un tabou.
Intégrer la santé mentale dans la réponse humanitaire
ALIMA et ses partenaires locaux Keoogo et SOS Médecins – Burkina Faso sont confrontés au défi d’appuyer l’offre de soins en santé mentale pour répondre à ces besoins croissants, tâche rendue plus complexe par l’insécurité et la désorganisation du système de santé, notamment dans la région Centre-Nord. L’appui d’ALIMA s’intègre à l’offre de soins existante pour garantir la continuité de l’action à travers le ministère de la Santé. Les relais communautaires sont formés à la sensibilisation – notamment pour mettre fin aux tabous autour de la santé mentale – et au dépistage précoce des troubles de santé mentale. Ce dépistage dès les premiers signes limite en effet le risque de complications.
Des agents spécialisés en Santé mentale et soutien psychosocial (SMSPS) agissent pour une prise en charge de première ligne au niveau des centres de santé et à travers les cliniques mobiles. La santé mentale est couplée aux activités médicales et de nutrition, c’est-à-dire que chaque contact avec le personnel de santé est l’occasion de sensibiliser, dépister et prendre en charge les troubles de santé mentale. Le patient est référé, si besoin, vers les services existants en psychiatrie. En termes de prise en charge nutritionnelle, au-delà du dépistage de troubles chez les mères, le personnel de santé est formé à repérer d’éventuels troubles cognitifs ou du développement. Des espaces de psychostimulation, qui permettent d’organiser des séances de jeux avec les enfants et leurs accompagnants, ont été mis en place.
Innover pour proposer une prise en charge du trauma
Trauma Aid France est une organisation non gouvernementale (ONG), créée en 2004, qui a pour objectif de former et de développer la psychotraumatologie et la désensibilisation et le retraitement par les mouvements oculaires (Eye Movement Desensitization and Reprocessing – EMDR en anglais) en France et à l’étranger. L’EMDR est une psychothérapie neuro-émotionnelle intégrative, fondée sur les principes du modèle de Traitement adaptatif de l’information (TAI). Il s’agit d’un modèle de pathogenèse, de santé mentale et de changement, dont le principal postulat est que les symptômes sont issus d’informations partiellement traitées et dysfonctionnellement stockées. La charge émotionnelle et somatique non traitée reste activable à tout moment, ce qui conduit la personne à éviter des situations ou des personnes et contribue à l’entraver dans sa vie quotidienne, même longtemps après l’événement. Ainsi, une participante, qui avait dû fuir son village, avait du mal à s’occuper de son enfant tant elle était envahie par les images : « Les menaces des hommes armés m’avaient complètement déstabilisée au point où je me sentais en insécurité partout où je me trouvais. »
Le modèle TAI décrit les rouages pour favoriser la stimulation du processus de traitement et d’intégration de ces expériences traumatogènes, et ainsi diminuer la charge de stress traumatique. En effet, les neurosciences ont montré que ce système de traitement de l’information est sensible à des stimulations bilatérales alternées, telles que des tapotements alternatifs gauche/droite sur les épaules, les genoux, ou le fait de bouger les yeux de gauche à droite. Pour que ce processus fonctionne, il est important que suffisamment de ressources psychologiques soient disponibles (un succès antérieur, le fait de se sentir soutenu par la communauté, une expérience sensorielle positive, etc.).
Recommandée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour le traitement du trouble du stress post-traumatique (TSPT), la thérapie EMDR a des avantages multiples : elle ne nécessite pas de travail entre les séances, et son utilisation rapide après un événement diminue les symptômes de stress traumatique et prévient toute exacerbation de symptômes[4]Elan Shapiro and Louise Maxfield, “The efficacy of EMDR early interventions”, Journal of EMDR Practice and Research, vol. 13, no. 4, 2019.. Le développement de l’EMDR a conduit à la mise en œuvre de protocoles de prise en charge de groupe lors de catastrophes de grande ampleur. Ces protocoles se sont avérés particulièrement efficaces pour diminuer la charge de stress traumatique, tout en étant très protecteurs des protagonistes[5]Safa Kemal Kaptan, Busra Ozen Dursun, Mark Knowles et al., “Group eye movement desensitization and reprocessing interventions in adults and children : A systematic review of randomized and … Continue reading.
Les dernières avancées dans la mise à l’échelle de la prise en charge du stress traumatique ont conduit à l’élaboration de dispositifs transférables aux professionnels non spécialistes de santé mentale. C’est dans ce cadre que l’organisation GIST-T[6]GIST-T pour Global Initiative for Stress and Trauma Treatment, https://gist-t.org, une initiative qui vise à élargir l’accès à la prise en charge du trauma dans le monde à travers la décentralisation des soins, a élaboré un cursus de formation à une intervention appelée « Allègement du stress traumatique » (Traumatic Stress Relief – TSR en anglais) avec des techniques issues du modèle TAI.
Ce cursus a été mis en œuvre dans le cadre du partenariat entre ALIMA et Trauma Aid France, visant à développer et tester des solutions innovantes pour répondre aux besoins de santé mentale des populations touchées par les conflits, notamment des déplacements dans des contextes de délitement préexistant des systèmes de santé.
Former les agents de santé non spécialistes en santé mentale
L’innovation proposée consiste à former des agents de santé non spécialistes de santé mentale pour qu’ils soient en mesure de prodiguer les premiers et seconds soins quant à la prise en charge du trauma grâce à cette approche TSR. En 2021, dix-sept personnes ont été formées (trois infirmières, deux psychologues, un médecin, quatre sages-femmes et sept agents de santé mentale), afin d’appliquer le TSR auprès de personnes déplacées internes (PDI) et de membres de la communauté hôte au Burkina Faso.
Le TSR
La formation nécessite quatre à cinq jours, puis comprend des supervisions sur plusieurs mois. Le programme TSR inclut l’acquisition de compétences et de savoir-faire autour de la compréhension et du dépistage du psychotraumatisme, la stabilisation psycho-émotionnelle et la conduite d’un protocole de groupe de réduction de la charge traumatique basé sur le TAI, appelé Protocole de la feuille de travail (F-WSP)[7]Elan Shapiro & GIST-T, “WorkSheet Protocol for the Frontline”, TSR Guide for frontline, non therapist personnel, August 2019, pp. 31–62.. La formation est axée sur la pratique et la réflexion en groupes, à partir des expériences de terrain, afin de construire l’apprentissage le plus utile et efficace possible. Elle est conçue pour être adaptable aux différentes cultures et contextes.
Le F-WSP est une adaptation d’un protocole – le G-TEP[8]Elan Shapiro et Judy Moench, EMDR Group Traumatic Episode Protocol (G-TEP) Manual (7th edition), 2018, https://emdrresearchfoundation.org/toolkit/gtep.pdf, habituellement utilisé par les spécialistes formés en EMDR – à destination des non-spécialistes de santé mentale. Il a pour support une feuille de format A3 par participant, comprenant des sections en couleur aidant au suivi du processus sous la conduite d’un animateur. Des facilitateurs sont présents dans le groupe de bénéficiaires pour s’assurer du bon déroulement du processus et aider les personnes à suivre les étapes. Sa spécificité réside en ce qu’il comprend de nombreuses ressources (un bon souvenir pour la personne, un lieu ou une activité calme, un espoir pour l’avenir, etc.) que l’on inscrit sur la feuille au fur et à mesure que l’on avance dans le déroulé. Les ressources positives sont partagées dans le groupe, alors que le contenu négatif ou douloureux reste confidentiel et figure seulement sur la feuille. Les événements difficiles sont désensibilisés avec les stimulations bilatérales alternées, en contact avec de nombreuses ressources. Cela permet une diminution de la charge traumatique tout en laissant la personne dans un état émotionnel tolérable.
Les résultats de l’étude de faisabilité et d’acceptabilité réalisée dans la région des Grands Lacs africains[9]Adeline Pupat et al., “Global initiative for stress and trauma treatment - traumatic stress relief training for allied and para-professionals to treat traumatic stress in underserved … Continue reading ainsi que le retour d’expérience des personnels formés au Burkina Faso indiquent que la pédagogie est adaptée pour transmettre de nombreux outils, culturellement acceptables ou assez aisément adaptables. Cependant, il a fallu des efforts supplémentaires d’adaptation à la culture. Cela a été rendu possible à travers des jeux de rôles permettant d’anticiper les freins. Une fois sur le terrain, les personnels formés ont adapté la façon d’expliquer les concepts et les exercices de stabilisation émotionnelle utilisant des techniques d’imagerie ou de respiration par des métaphores correspondant mieux à la culture et, par exemple, en recourant à des objets symbolisant les émotions. Par ailleurs, même si l’une des conditions pour participer est de ne pas être soi-même traumatisé, environ un tiers des personnels participant à cette formation avaient eux-mêmes des scores cliniques de TSPT. Cependant, la formation permettant également des autosoins et des soins entre collègues, une réduction de ces scores après la formation a été constatée.
L’espace de formation permet aussi d’identifier les techniques adaptées ou non au terrain. Ainsi, certaines techniques de stabilisation se sont révélées inadaptées en l’état, car elles se focalisaient sur les sensations corporelles désagréables avant de passer à une sensation plus agréable, ce qui avait pour effet de déclencher des remontées de souvenirs traumatiques dérégulant les personnes. Cet effet, contraire à celui attendu, a été pris en compte pour adapter le contenu des techniques à mettre en œuvre sur le terrain par les non-spécialistes. La plupart des techniques de stabilisation nécessitant peu de temps, elles ont été faciles à mettre en œuvre[10]Adeline Pupat et al., “Global initiative for stress…”, art. cit.. Les protocoles d’allègement du stress traumatique F-WSP demandent en revanche plus d’organisation, et seuls les acteurs ayant l’habitude de recevoir les personnes, en groupe ou individuellement, ont pu facilement les appliquer.
Mise en œuvre
Lors des consultations en centre de santé, les personnes identifiées comme présentant des symptômes de stress traumatique ont été informées de différentes possibilités de prise en charge pour alléger leurs symptômes, en individuel ou en groupe, conjointement à cette étude d’impact. Un des défis de l’accompagnement des personnes déplacées est leur mobilité. Il convient alors de s’assurer qu’elles ont accès aux premiers secours psychologiques, qu’elles sont émotionnellement stabilisées, et que l’intervention de réduction de charge de stress traumatique se déroule sur un laps de temps court.
Ainsi, le déroulement de la prise en charge en intervention TSR s’est fait de la façon suivante : après une explication du dispositif, les personnes volontaires ont assisté à une séance de psychoéducation et ont répondu à des questionnaires mesurant le degré de stress traumatique (ITQ) et la résilience (BRS) ; elles ont ensuite été incluses dans un protocole de réduction du stress traumatique en groupe, si leur état était compatible avec ce type de prise en charge. La méthode a été adaptée au contexte, notamment avec la traduction des outils en langue mooré et l’accompagnement des personnes ne sachant ni lire ni écrire. Ce sont 76 personnes sur 92 qui ont pu suivre les sessions de groupe, et seize ont été orientées vers une consultation individuelle. La majorité des participants a pu bénéficier des trois sessions prévues, organisées sur la même journée, avec de nombreuses pauses.
Résultats
Parmi les bénéficiaires, 95 % sont des PDI, les 5 % restants étant issus de la communauté hôte. Cette dernière est en effet aussi sous pression, car le danger est présent, même si les personnes sont dans leur environnement habituel. Parmi les personnes déplacées, certaines ont pu rejoindre leur famille, qui leur apporte soutien et compréhension. Mais dans tous les cas, l’instabilité du contexte induit des modifications du fonctionnement quotidien, ce qui peut générer des désaccords. Les aspects familiaux et les conflits interpersonnels représentent ainsi 13 % des événements pourvoyeurs de stress traumatique que les personnes ont choisi de traiter au cours du F-WSP ; les attaques armées, 21 % ; les vols et pertes de propriété, 7 % ; le déplacement et l’insécurité alimentaire associées, 18 % ; la perte ou le décès de proches ou la maladie des enfants, 23 %. En outre, étant plus présentes dans les structures de santé que les hommes, les femmes représentent 91 % des PDI ; par ailleurs, 78 % des PDI ne savent ni lire ni écrire.
Une semaine et un mois après l’intervention de groupe, les questionnaires ont de nouveau été renseignés afin de mesurer l’effet de cette intervention. Les résultats quantitatifs et qualitatifs indiquent un réel bénéfice de l’intervention, avec une diminution significative des symptômes de stress traumatique, quel que soit le nombre de séances (une ou trois), et avec 96,7 % des personnes rapportant une amélioration.
En ce qui concerne la résilience, celle-ci montre une augmentation significative chez les personnes ayant eu trois séances de F-WSP. En revanche, pour celles n’ayant suivi qu’une seule séance, cela n’a conduit à aucune amélioration sur ce plan. Les bénéficiaires de l’intervention ont exprimé une amélioration dans leur vie quotidienne. La participante citée plus haut témoigne : « Le TSR m’a été vraiment bénéfique, maintenant j’arrive à mieux gérer mes états d’anxiété. […] Grâce au TSR j’ai pu surmonter ce traumatisme. »
D’autre part, parmi les outils fournis par l’intervention TSR, les personnes ont apprécié pouvoir observer leur niveau de stress avec l’échelle visuelle de perturbation nommée SUD (échelle subjective des unités de détresse) afin d’appliquer les techniques de stabilisation apprises régulièrement.
Quelles perspectives pour la prise en charge du stress traumatique en zone de conflits ?
En gardant l’esprit ouvert et créatif pour adapter culturellement une approche validée par les neurosciences dans le traitement du stress traumatique et de ses conséquences psychosociales, et ainsi soutenir la résilience, le TSR est une approche prometteuse. Elle permet d’améliorer l’accès aux soins d’urgence en santé mentale en zone de conflits et pourra, selon toute évidence, être répliquée dans d’autres contextes, avec des populations différentes.
Les limites de cette étude sont la difficulté de l’adaptation culturelle des outils, le fait que seuls les personnels de santé ayant déjà une expérience ont pu appliquer le protocole d’allègement du stress traumatique F-WSP, et le recul limité pour mesurer la portée de l’intervention (moins de deux mois). La validité culturelle des questionnaires devra aussi être testée. De nouvelles stratégies de sensibilisation sont à développer pour permettre d’atteindre plus d’hommes. L’objectif est de développer un essai clinique qui permettra de valider, à terme, la méthode du TSR et de progresser vers une mise à l’échelle.