De plus en plus de territoires dans le monde échappent au monopole de l’État légitime. Et « la zone de pertinence humanitaire légitime » se réduit d’autant. Construisant leur article autour de cette notion, les deux auteurs expliquent comment, dans le cas des conflits en Ukraine et à Gaza, cette réalité croissante paralyse dangereusement l’action des acteurs humanitaires.
Le droit international humanitaire (DIH) définit les règles qui s’appliquent en cas de conflit armé et sert de référence aux acteurs qui portent secours aux populations civiles prises dans l’étau de la guerre. Ces acteurs ont bâti leur mandat opérationnel à travers les principes humanitaires qui découlent de ce cadre juridique pour garantir une assistance neutre, impartiale et indépendante. Ils l’ont aussi fait pour se prémunir de toute instrumentalisation politique potentiellement néfaste aux populations civiles et qui remettrait en question ce cadre juridique et déontologique.
Les origines « dunantistes » des dynamiques « sans-frontiéristes » constituent ainsi le socle à partir duquel les espaces juridique et opérationnel se sont articulés de manière plus ou moins effective. En revanche, la troisième dimension, qui est celle de l’espace politique, a toujours mis au défi ce que l’on peut appeler « la zone de pertinence humanitaire légitime ». C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de déployer l’aide humanitaire dans des zones échappant au contrôle des acteurs étatiques.
En effet, la quête de cet espace légitime entend qu’il y ait consensus – en faisant coïncider les trois « calques » juridique, politique et opérationnel – autour d’une zone humanitaire qui serait sanctuarisée et inconditionnelle. Pour cela, on prend comme unique grille de lecture le niveau d’exposition à une situation critique des populations civiles. Or, les interactions entre les trois espaces ont de tout temps nécessité des ajustements, que ce soit par le biais d’amendements juridiques (protocoles additionnels aux conventions de Genève, jurisprudence, etc.), ou bien dans la recherche d’un accord avec les belligérants sur la création d’une zone de refuge pour soigner les blessés, ou encore via la mobilisation de l’opinion publique pour engager un rapport de force à même de transgresser les frontières. Cette quête de l’espace légitime d’intervention a finalement toujours accompagné les évolutions de l’humanitaire.
Une des principales questions qui se pose est de savoir si l’action humanitaire peut conserver sa légitimité, notamment dans des zones qui échappent au système étatique, pour assurer son mandat partout où les besoins sont présents, et si le cadre juridique du DIH suffit à faire valoir cette légitimité.
« Une des principales questions qui se pose est de savoir si l’action humanitaire peut conserver sa légitimité, notamment dans des zones qui échappent au système étatique, pour assurer son mandat partout où les besoins sont présents. »
Nous tâcherons d’y répondre à travers des illustrations concrètes observées sur le terrain en mettant en avant trois aspects : l’instrumentalisation de l’aide humanitaire et l’usage politique de celle-ci, l’impact du contrôle d’un territoire sur le déploiement de l’aide, et enfin les conséquences d’une remise en question du système multilatéral sur le maintien des principes humanitaires.
Les crises majeures actuelles que constituent le conflit entre la Russie et l’Ukraine d’une part, et la guerre menée par Israël sur les Territoires palestiniens occupés d’autre part, sont particulièrement éclairantes sur la complexité de maintenir cette zone de pertinence humanitaire légitime lorsqu’il s’agit d’opérer sur des territoires contrôlés par des acteurs non reconnus par la communauté internationale. Première Urgence Internationale (PUI) intervient dans ces deux contextes : depuis 2014 pour l’Ukraine, et depuis 2002 dans les Territoires palestiniens occupés[1]Et plus précisément depuis 2009 dans la bande de Gaza.. Cela nous permet d’avoir une analyse dans le temps, et ainsi d’identifier de réelles évolutions en matière d’approche des différents acteurs et parties prenantes à l’origine des limitations sclérosantes de l’action humanitaire que nous évoquons dans cet article.
L’instrumentalisation et la politisation de l’aide
Théoriquement, seuls les besoins humanitaires identifiés et évalués selon les normes qui caractérisent un niveau de vulnérabilité devraient orienter cette recherche de positionnement opérationnel pertinent. Pourtant, cet exercice est grandement compliqué par la multiplication de contraintes qui se superposent et interférent avec ces logiques d’intervention, au point d’empêcher les acteurs de l’aide d’exercer leur mandat.
En ce qui concerne le contexte ukrainien, PUI a su développer depuis 2014 une réponse effective aux besoins des populations affectées par le conflit, tant dans les zones sous contrôle du gouvernement ukrainien que dans celles sous contrôle des autorités de facto à l’est du pays. Pris sous l’angle tant de la réalité des besoins que de celui du respect des principes humanitaires[2]Commission européenne, Principes humanitaires de l’Union européenne (Consensus européen sur l’aide humanitaire), https://civil-protection-humanitarian-aid.ec.europa.eu/who/european-consensus_fr, un tel positionnement ne peut qu’avoir du sens. Pourtant il a fait l’objet d’un défi permanent, mettant parfois l’organisation face à des injonctions totalement contradictoires. De manière concrète, intervenir dans les zones dites sous contrôle non gouvernemental (Non Governemental Controlled Areas – NGCA en anglais) exposait notre organisation à se voir reprocher des opérations en soutien aux zones « ennemies » et à se voir retirer les agréments nécessaires aux opérations côté ukrainien. Cela fragilisait par ailleurs la capacité opérationnelle de l’organisation sur l’ensemble du territoire.
Si cette pression était latente, mais relativement modérée jusqu’en 2015, la situation a changé cette année-là lorsque les autorités de facto des régions de Lougansk et de Donetsk ont exigé des acteurs humanitaires opérant dans les localités sous leur contrôle qu’ils reconnaissent ces dernières comme des autorités étatiques à part entière : les organisations humanitaires se sont alors retrouvées dans une situation inextricable à bien des égards.
« Les autorités de facto des régions de Lougansk et de Donetsk ont exigé des acteurs humanitaires opérant dans les localités sous leur contrôle qu’ils reconnaissent ces dernières comme des autorités étatiques à part entière. »
En effet, les organisations non gouvernementales (ONG) n’ont tout simplement pas le pouvoir ni la légitimité juridique de procéder à une telle reconnaissance qui, en droit international, relève de la seule compétence des États. L’effet recherché par les autorités concernées était avant tout symbolique, mais en termes de pression et d’entraves aux capacités opérationnelles, il était tout à fait réel puisque le non-respect de cette injonction entrainait une suspension d’activité.
Les ONG concernées se sont évidemment concertées afin d’adopter une position commune sur l’impossibilité de procéder à une telle reconnaissance. Cependant, les stratégies adoptées par la suite ont pu diverger, au regard des réalités structurelles de chacune des organisations et de la force de frappe estimée de leur répertoire d’actions. Si PUI a suspendu temporairement ses activités, d’autres acteurs tels que Médecins Sans Frontières (MSF) ont fait le choix de poursuivre leurs opérations, quitte à prendre le risque de se faire éjecter manu militari de la région. Cela s’est d’ailleurs produit, et MSF a ensuite utilisé ce levier pour mener un plaidoyer mobilisateur de la communauté internationale et s’est appuyée sur l’impact de celui-ci pour bénéficier de nouveau de l’accès[3]Médecins Sans Frontières, Ukraine : la cessation immédiate des activités de MSF à Donetsk aura des conséquences dramatiques pour des milliers de personnes, 23 octobre 2014, … Continue reading. N’ayant pas cette capacité d’influence, PUI ne pouvait prendre un tel risque, sauf à perdre définitivement l’accès à ces régions et donc sa capacité à répondre aux besoins. Par conséquent, l’ajustement s’est fait sur l’acceptation de cette suspension temporaire et la recherche d’un compromis avec les autorités de facto en NGCA. Cette situation était d’autant plus complexe que la possibilité de réorganiser la stratégie opérationnelle en relocalisant les interventions uniquement dans la partie du pays sous contrôle du gouvernement ukrainien était exclue.
Au-delà des questions de principe en matière d’équilibre de l’assistance à toutes les zones touchées par le conflit, l’Union européenne – qui finançait une partie de nos projets en Ukraine – imposait que ces fonds soient exclusivement dépensés pour des activités dans les régions autoproclamées[4]Il est d’ailleurs intéressant de noter que, depuis 2022, le positionnement de la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la … Continue reading. Un compromis a finalement été trouvé par l’élaboration de partenariats opérationnels de mise en œuvre avec des acteurs de la région, tout en maintenant une présence des équipes de PUI pour assurer le suivi des activités. Ainsi, les services aux populations victimes du conflit ont pu reprendre après quelques semaines, et notre organisation a pu maintenir sa présence et des capacités opérationnelles dans ces régions. De fait, elles se sont avérées particulièrement utiles lorsque le conflit a changé de dimension après le 24 février 2022 et l’offensive de l’armée russe dans le pays.
En quelques heures à peine, nous sommes passés de cinq millions de personnes directement affectées par le conflit à l’est de l’Ukraine, à quarante-quatre millions de personnes dans l’ensemble du pays et les pays voisins. Répondre à l’urgence humanitaire signifiait par conséquent avoir la capacité de remplir quatre sortes de mission :
– apporter un soutien aux civils pris sous le feu des hostilités pour assurer un minimum d’accès aux services essentiels, en suivant l’évolution des lignes de front,
– assurer un accès aux services essentiels aux personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine dans des localités moins exposées aux combats, notamment à l’ouest,
– assurer un service équivalent aux populations restées ou déplacées vers les zones sous contrôle russe,
– accompagner les personnes réfugiées ayant quitté l’Ukraine vers les pays voisins.
Depuis deux ans et demi, ces « foyers humanitaires » continuent d’évoluer au fil des pertes et reprises de contrôle des territoires par les belligérants. Néanmoins, la réalité observée sur le terrain nous amène à pousser la réflexion sur les différents niveaux de contrôle que peut exercer une partie d’un conflit et ses répercussions sur l’espace humanitaire.
Contrôle global versus contrôle effectif
Parler d’autorité de facto, comme nous l’avons fait plus haut, nous renvoie à deux problématiques majeures. La première est liée au fait qu’il n’existe toujours pas de consensus au sein de la communauté internationale, et précisément entre les États membres des Nations unies, sur la qualification des acteurs engagés dans un conflit armé. La deuxième vient du fait que les lois antiterroristes ne permettent pas de considérer les groupes armés non étatiques comme des acteurs avec lesquels il est possible de négocier – du moins selon le prisme des États –, alors que théoriquement le DIH est supposé s’appliquer à toutes les parties d’un conflit. Une coopération entre les ONG et les groupes armés non étatiques pour négocier un accès aux populations civiles est considérée comme illégale, voire sanctionnée. La bande de Gaza est l’exemple même de cette complexité quand il s’agit à la fois de trouver le bon équilibre entre répondre aux besoins humanitaires les plus criants et être en conformité avec un cadre politique engagé dans la lutte anti-terroriste.
Déjà présente en Cisjordanie depuis 2002, PUI lance ses activités dans la bande de Gaza en 2009 lorsque la guerre éclate à travers l’opération militaire israélienne « Plomb durci »[5]L’opération « Plomb durci » a eu lieu du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009 et a provoqué le décès de 1400 personnes côté palestinien, principalement des civils, et treize décès côté … Continue reading. Il s’agit alors de fournir à la population civile de l’eau, des produits d’hygiène et de première nécessité ainsi que des consommables médicaux à différents établissements de santé. L’ouverture du bureau à Gaza a lieu dans un environnement politique chahuté aussi bien à l’intérieur des Territoires palestiniens occupés qu’au niveau international.
Après avoir obtenu la majorité des suffrages aux élections législatives de 2006, le Hamas intègre le gouvernement de l’Autorité palestinienne et signe un accord sur la création d’un gouvernement d’union nationale avec le Fatah en mars 2007. Au niveau international, le Quatuor pour le Moyen-Orient suit de très près les négociations entre le Hamas et le Fatah, dans la mesure où l’établissement d’un gouvernement d’union nationale serait une étape pivot pour la résolution du conflit israélo-palestinien et pour les étapes inscrites dans la feuille de route de 2003[6]Le Quatuor est composé des États-Unis, de la Fédération de Russie, de l’Union européenne et des Nations unies. Conseil de Sécurité des Nations unies, Feuille de route du Quatuor pour le … Continue reading. Cet accord est rompu très rapidement lorsque le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza en juin 2007 ; le président Mahmoud Abbas dissout le gouvernement d’union et déclare aussitôt l’état d’urgence[7]The New Humanitarian, « Gaza depuis 2005 – Chronologie humanitaire des événements », 1er août 2010, … Continue reading. Du côté israélien, le gouvernement d’Ehud Olmert décrète un blocus, aérien, terrestre et maritime sur la bande de Gaza.
Les équipes de PUI interviennent dans cette configuration politique à la fois mouvementée et complexe. En effet, le contrôle global des Territoires palestiniens occupés est supposé être tenu par l’Autorité palestinienne dont le siège est basé en Cisjordanie. Or, ce contrôle global est dans les faits verrouillé par Israël. Le Hamas exerce quant à lui un contrôle effectif à l’intérieur de la bande de Gaza. Dès 2007, deux administrations fonctionnent en parallèle ; le Hamas se dote de ses propres ministères de l’Intérieur, de la Santé, de l’Action sociale, du Tourisme, etc., tandis que l’Autorité palestinienne continue d’exercer son pouvoir sur l’ensemble du territoire[8]Officiellement, l’Autorité palestinienne exerce son pouvoir dans la bande de Gaza et en Cisjordanie avec la partie Est de Jérusalem incluse. La fragmentation du territoire se matérialise par un … Continue reading, bien que ce territoire soit fragmenté. S’ajoute une troisième composante qui est celle du contrôle effectif depuis l’extérieur par Israël. En effet, le blocus instauré en 2007 interdit l’entrée de marchandises et de matières premières à l’intérieur de l’enclave[9]Le Monde avec AFP et Reuters, « Israël décrète un blocus partiel sur Gaza, où le Hamas s’organise », 18 juin 2007, … Continue reading. S’ensuit une limitation des mouvements des Palestiniens pour sortir de Gaza, conditionnée aux situations spécifiques comme les urgences médicales, ainsi qu’une régulation des personnes non palestiniennes depuis le point de passage d’Erez, situé au nord de la bande de Gaza. Des zones d’accès restreintes sont instaurées par Israël le long de la frontière terrestre qui la sépare de la bande de Gaza, soit une zone tampon large d’un kilomètre, ainsi qu’une délimitation maritime imposée aux pêcheurs gazaouis. Lorsque la guerre éclate à Gaza en décembre 2008, les populations civiles sont déjà lourdement touchées par l’ensemble des restrictions causées par le blocus. Dans les faits, plus de deux millions de personnes à Gaza ont besoin d’une assistance humanitaire. La zone de pertinence humanitaire légitime n’est plus à démontrer d’un point de vue opérationnel.
Les guerres successives de 2008, 2012, 2014, 2021 et 2023 dans la bande de Gaza ont été dévastatrices pour la population civile. Les terres agricoles, les structures de santé, les réseaux d’eau et assainissement ainsi que les habitations ont été régulièrement et lourdement endommagées, voire détruites, sans compter le niveau de traumatisme psychologique éprouvé sur plusieurs générations. Jusqu’au 7 octobre 2023, intervenir à Gaza voulait dire avoir la capacité de s’engager sur des actions à long terme[10]Première Urgence Internationale a mené à Gaza, jusqu’au 7 octobre 2023, plusieurs programmes de sécurité alimentaire, de soutien aux activités agricoles et de pêche ainsi qu’un programme … Continue reading pour atténuer les effets néfastes du blocus sur les civils, tout en ayant une agilité à basculer sur des interventions d’urgence lorsqu’une nouvelle guerre reprenait de manière chronique.
« Après les attentats commis en Israël par le Hamas, la guerre est à son paroxysme dans la bande de Gaza alors que le cadre politique semble plus que jamais impénétrable. »
Après les attentats commis en Israël par le Hamas, la guerre est à son paroxysme dans la bande de Gaza alors que le cadre politique semble plus que jamais impénétrable. Le contrôle effectif extérieur, jusqu’alors exercé par Israël, évolue au fil des opérations militaires terrestres de Tsahal par un contrôle effectif intérieur sur une grande partie de la bande de Gaza, et se poursuivra tant que l’objectif d’éliminer totalement les membres du Hamas ne sera pas atteint. Pendant ce temps, et au moment où nous écrivons ces lignes, 97 personnes sont toujours retenues captives à Gaza dont 63 présumées vivantes selon l’armée israélienne, tandis que plus de deux millions de civils luttent quotidiennement pour rester en vie.
Que le contrôle sur un territoire soit global ou effectif, il ne devrait pas y avoir d’incidence – en théorie – sur la zone de pertinence humanitaire si l’on s’en tient à la lecture des besoins et à une réponse humanitaire impartiale. Pourtant, les configurations politiques sont bel et bien déterminantes pour le déploiement de l’aide vers les civils, quelle que soit la gravité de la situation.
Après le lancement de l’offensive en Ukraine le 24 février 2022, la Russie a lancé en septembre de la même année un référendum dans quatre oblasts – division administrative équivalent à une région – qu’elle occupe alors militairement pour les annexer. Cela fera l’objet en octobre 2022 d’une résolution adoptée aux Nations unies pour condamner cette décision unilatérale[11]Le Monde, « Les cartes de la guerre en Ukraine, depuis le début de l’invasion russe, en février 2022 », 28 juillet 2023, … Continue reading. De manière pratique, les activités de PUI conduites jusqu’alors dans l’oblast de Donetsk via un partenaire local passent d’un contrôle effectif des autorités de facto à celui de la Russie. Si, dans les faits, l’approche opérationnelle est restée basée sur la même méthode d’identification des besoins les plus urgents des populations et un soutien aux structures de santé assurant des soins primaires, la question de la zone de pertinence humanitaire légitime va de nouveau bouger au niveau du cadre politique. Les acteurs de l’aide doivent intégrer de nouveaux critères qui conditionneront l’accès aux services essentiels (par exemple, seuls les détenteurs d’un passeport russe pourront en bénéficier). Ce changement administratif aura également une incidence au niveau des déplacements de la population. Les habitants de la région se dirigeront majoritairement vers les grandes villes où la situation sécuritaire est plus ou moins stabilisée. Du côté des bailleurs institutionnels internationaux, l’analyse des risques se fait sans réelle concertation entre eux. Les organisations humanitaires recevront, d’un côté, une injonction à intervenir uniquement le long de la ligne de front et principalement du côté ukrainien et, de l’autre, elles seront libres de mettre en oeuvre des activités dans des zones plus reculées. Ces conditions varient selon les agendas politiques de chacun, ce qui nous amène à interroger la place du système multilatéral et du rôle de coordination de l’aide humanitaire qu’il est supposé assurer.
Remise en question du système multilatéral
La coordination de l’aide humanitaire, assurée habituellement par les agences des Nations unies[12]Et notamment par le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA)., n’échappe pas à ces changements de configuration et au besoin de s’ajuster pour garder un minimum de pertinence et de capacité opérationnelle face aux besoins observés sur le terrain et à la dynamique entre les acteurs.
La société civile ukrainienne s’est vite mobilisée pour répondre aux besoins les plus urgents des victimes de la guerre, avec un pragmatisme aussi efficace qu’exemplaire. Les actions mises en oeuvre par PUI avant le 24 février 2022 consistaient principalement à assurer des postes de premiers secours le long de la « ligne de contact » qui sépare les zones contrôlées par le gouvernement ukrainien de celles sous contrôle des autorités de facto, sur les quatre points de passage situés dans l’oblast de Donetsk que les populations civiles traversaient quotidiennement, pour des raisons administratives ou familiales. En complément de ces activités, un soutien était apporté aux structures de santé de part et d’autre de cette ligne. Un système de coupon permettait aux populations vivant dans la région d’accéder gratuitement à leurs traitements médicaux grâce à des partenariats mis en place avec les pharmacies des différentes localités. À partir du 24 février 2022, la « ligne de contact » a été remplacée par plusieurs lignes de front actives et variables, et les migrations pendulaires ont été remplacées par des déplacements vers les grands centres urbains. Du côté ukrainien, les acteurs nationaux se sont organisés autour d’un noyau municipal associé à des volontaires civils qui se sont très rapidement constitués en associations pour structurer leurs interventions d’urgence. L’appui des organisations internationales permettait de récolter des fonds et d’avoir une réponse à plus grande échelle. Les institutions ukrainiennes ont par conséquent rapidement repris le leadership de la réponse humanitaire, ce qui pose la question du rôle des acteurs internationaux. Ces concentrations géographiques ont à la fois des particularités du fait de la capacité de chaque « noyau » à organiser sa propre coordination, mais aussi des particularités dues à l’hétérogénéité des situations selon que l’on se trouve à Lviv, Dnipro ou Kharkiv. La logique de coordination classique des acteurs humanitaires qui consiste à organiser l’aide selon les secteurs d’intervention ou « clusters » – santé, sécurité alimentaire, eau-hygiène-assainissement, abris, etc. – avec une centralisation de la décision au niveau de la capitale interroge, puisqu’il s’agit plutôt d’ajuster la réponse selon chaque configuration. Sur le plan opérationnel, ce questionnement concernant la légitimité de la zone de pertinence humanitaire invite à considérer plutôt une logique dite de Area-based coordination (coordination par zone), c’est-à-dire une logique décentralisée et multisectorielle. Il s’agit de venir en appui au système existant ukrainien et de promouvoir davantage de leadership de la part des acteurs nationaux dans la réponse, plutôt qu’une mise sous « perfusion » selon une logique peu adaptée aux évolutions du conflit.
Du côté des zones sous contrôle russe, la présence de la coordination des Nations unies est malheureusement inexistante. Les acteurs internationaux s’organisent entre eux pour essayer de limiter les risques de duplication de l’aide dans les différentes zones et tentent de maintenir un cadre opérationnel qui garantisse au maximum le respect des principes humanitaires tels que l’inconditionnalité de l’aide. Ce manque de coordination institutionnelle crée de l’espace pour des initiatives bilatérales sur le plan de la diplomatie humanitaire, ce qui remet en question la pertinence du cadre multilatéral actuel. En effet, certains États qui disposent d’une capacité de dialogue avec les deux parties au conflit proposent une médiation allant des négociations pour la résolution du conflit jusqu’à la manière dont l’aide humanitaire peut être déployée en zone NGCA. Les organisations humanitaires internationales sont alors confrontées à de nouveaux ajustements qui peuvent une nouvelle fois affecter leurs interventions sur le terrain.
Pour ce qui est de la bande de Gaza, la coordination assurée par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) a toujours été essentielle pour mutualiser les actions des organisations humanitaires, mais aussi pour préserver l’espace humanitaire de certaines contraintes. En effet, la multiplicité des interlocuteurs et des niveaux de décision de chaque autorité – selon qu’elle dispose d’un contrôle global ou effectif – rend le déploiement de l’aide relativement complexe. Par exemple, lorsque le Hamas, dès son entrée en fonction en 2007, a demandé aux organisations humanitaires présentes sur place de payer des taxes, seul le dialogue avec OCHA a permis que les organisations en question parlent d’une seule voix pour rappeler que des taxes étaient déjà reversées à l’Autorité palestinienne et que cette double imposition conduirait tout simplement à l’arrêt des activités.
Depuis le 8 octobre 2023, les bombardements intenses et constants de l’armée israélienne sur la bande de Gaza constituent une entrave majeure à l’action humanitaire. En effet, aucune zone n’est épargnée par les attaques, et les ONG prennent des risques considérables en exerçant leur mandat humanitaire. Avant cette date, la sécurité à l’intérieur de Gaza était assurée par les forces de l’ordre qui répondaient à l’administration centrale de l’autorité de facto. Le déclenchement de la guerre et le ciblage par Israël des organes du Hamas font que cette gestion sécuritaire est aujourd’hui totalement chaotique : l’administration centrale n’existe plus. Des milices se sont organisées au niveau communautaire, parfois par quartier, ce qui génère une fragmentation de la gestion sécuritaire sur l’ensemble de la bande de Gaza. Les convois humanitaires passant par Rafah étaient jusqu’alors validés par les trois autorités égyptiennes, israéliennes puis par les autorités de facto à l’intérieur de Gaza. Aujourd’hui, une fois le passage effectué, chaque convoi est livré à lui-même pour gérer sa propre sécurité et se retrouve régulièrement confronté à des risques de débordements ou de pillages. Les camions d’aide humanitaire coordonnés entre les ONG et les Nations unies restent bloqués durant plusieurs mois à la frontière égyptienne à Rafah, tandis que des convois privés franchissent le passage de manière plus aléatoire.
Les bombardements n’ont pas cessé depuis octobre 2023. Israël a d’abord défini une zone humanitaire à Al-Mawasi, puis a élargi le périmètre sur une partie de Khan Younès et la partie Est de Deir el-Balah. Les humanitaires opérant à l’intérieur de ce périmètre pouvaient, en théorie, être exemptés des demandes d’autorisation adressées aux autorités israéliennes pour circuler ou procéder à des distributions sans prendre le risque d’être bombardés. En dehors de cette zone, tout mouvement devait être notifié via une plateforme informatique cogérée avec OCHA pour transmettre leurs coordonnées GPS et le parcours envisagé. Chaque demande faisait l’objet d’un accusé de réception. Dans les faits, cette zone humanitaire a été bombardée à de nombreuses reprises et aujourd’hui, plus aucun accusé de réception n’est envoyé. Chaque mouvement se fait en fonction de l’appréciation de l’organisation selon sa propre analyse des risques.
Un autre élément est également déterminant pour la suite, à savoir le positionnement d’Israël vis-à-vis du système international des Nations unies. Un projet de loi est en cours d’étude au sein de la Knesset pour inscrire l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) – l’un des principaux acteurs qui fournit l’aide humanitaire à Gaza – sur la liste des organisations terroristes. C’est la première fois qu’un État membre des Nations unies entreprend ce type de démarche. Par ailleurs, les décisions prises au niveau de la Cour internationale de justice montrent un nouveau rapport de force entre les cadres juridique et politique, cette fois sur une base pénale, qui aura de lourdes conséquences sur l’évolution du contexte actuel.
« Le cadre juridique et déontologique humanitaire n’a jamais été autant mis au défi alors que, paradoxalement, il n’y a jamais eu autant d’acteurs se revendiquant de l’action humanitaire. »
En conclusion, le cadre juridique et déontologique humanitaire n’a jamais été autant mis au défi alors que, paradoxalement, il n’y a jamais eu autant d’acteurs se revendiquant de l’action humanitaire. L’instrumentalisation de celle-ci par les États en tant que soft power, ou l’usage de la rhétorique des principes humanitaires, n’a jamais été aussi forte au niveau des parties d’un conflit, qu’elles soient État ou groupe armé. La quête de la zone de « pertinence humanitaire légitime » se traduit par un rapport de force qui se resserre entre ses prétendants autant qu’elle crée de graves dissonances dans son application.
Garder le prisme de l’analyse des besoins et de la protection des civils est non seulement une question déontologique, mais aussi une question morale qui ne doit pas être dissociée de la redevabilité des acteurs étatiques et non étatiques à garantir et respecter cet espace humanitaire légitime. En tant qu’acteur humanitaire appartenant à la société civile, il nous paraît également important de rappeler le rôle que peut jouer une quatrième dimension dans cette composition globale, à savoir celui de l’opinion publique. Lorsque l’entrave à l’action humanitaire atteint le niveau ultime d’une paralysie totale de l’aide sur le terrain, le témoignage devient alors le dernier recours possible.
Nous souhaitons à travers cet article rendre hommage à nos équipes sur le terrain en Palestine et en Ukraine qui, au péril de leur vie, apportent un soutien aux populations civiles avec dévouement et courage. Sans eux, l’action de Première Urgence Internationale ne serait pas possible. Nous remercions également Jehad Abu Hassan, Nicolas Ben Oliel et Benjamin Gaudin pour leurs précieuses contributions.