De tous temps, les ressources énergétiques ont représenté des cibles stratégiques durant les conflits armés. Et les infrastructures électriques sont depuis longtemps en première ligne. C’est particulièrement le cas en Ukraine et à Gaza, comme nous l’expliquent ici les auteurs.
Dans les conflits contemporains, l’électricité joue un rôle crucial, tant pour la survie des populations civiles que pour les opérations militaires. L’infrastructure électrique est en effet devenue une cible prioritaire, paralysant des sociétés entières et exacerbant les souffrances civiles. Les conflits en Ukraine et à Gaza illustrent de manière aiguë cette dynamique. L’ampleur de la destruction des infrastructures électriques, les moyens de rétablir ces services, et la capacité à mobiliser l’aide internationale diffèrent pourtant grandement dans ces deux contextes. Cet article propose une analyse comparée des enjeux liés à l’électricité en Ukraine et à Gaza, en soulignant l’impact humanitaire du ciblage de telles infrastructures et la manière dont ces actions violent le droit international humanitaire (DIH).
L’électricité comme cible stratégique dans l’histoire des conflits
« Depuis la Première Guerre mondiale, la destruction des infrastructures critiques telles que les réseaux électriques fait partie des tactiques militaires visant à affaiblir l’ennemi. »
L’utilisation de l’électricité comme cible stratégique dans les conflits armés n’est pas nouvelle[1]Lire à ce sujet Éric Verdeil, « L’électricité, cible de guerre », Diplomatie, n° 29, novembre-décembre 2007 ; Samir Saul, « L’électricité, enjeu de guerre », in Olivier Asselin, … Continue reading. Depuis la Première Guerre mondiale, la destruction des infrastructures critiques telles que les réseaux électriques fait partie des tactiques militaires visant à affaiblir l’ennemi. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, les frappes aériennes alliées ont systématiquement ciblé les centrales électriques allemandes pour ralentir la production industrielle de guerre. Durant les guerres en Irak (1991 et 2003), les campagnes de bombardement ont également visé les réseaux électriques, provoquant des crises humanitaires de grande ampleur.
Ce type de ciblage repose sur l’idée que l’interruption de l’électricité aura des répercussions en cascade sur les autres infrastructures critiques – l’approvisionnement en eau, le traitement des déchets, les communications, et le système de santé. Cette stratégie se heurte toutefois aux principes fondamentaux du DIH, qui cherche à protéger les civils des effets des hostilités.
Le droit international humanitaire face au ciblage des infrastructures électriques
Le DIH interdit explicitement le ciblage d’installations civiles telles que les centrales électriques, sauf si elles sont utilisées directement à des fins militaires. Le principe de distinction, codifié dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels, impose aux belligérants de distinguer entre les objectifs militaires et les biens civils, y compris les infrastructures électriques. L’interdiction des attaques indiscriminées et le principe de proportionnalité renforcent cette protection en stipulant que les dommages infligés aux civils et à leurs biens ne doivent pas être excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu.
Malgré ces protections, les conflits récents – comme ceux en cours en Ukraine et à Gaza – ont montré que ces principes sont souvent ignorés. Les infrastructures électriques y ont été régulièrement visées, entraînant des conséquences catastrophiques pour les populations civiles. Les deux conflits sont caractérisés par d’innombrables violations des normes du droit international[2]À ce sujet, voir notamment : Oona A. Hathaway, “War unbound. Gaza, Ukraine, and the breakdown of international law”, Foreign Affairs, May-June 2024 ; Julien Ancelin et Olivier Vidal, « L’arme … Continue reading. Celui-ci et la crédibilité de ceux qui le défendent sont fortement remis en cause par les puissances belligérantes, mais aussi par la réponse inégale apportée aux deux conflits. Ainsi, la Russie cite les actions menées par les États-Unis dans sa « guerre contre le terrorisme » pour justifier ses attaques en Ukraine, tandis qu’Israël les invoque et les dépasse en se référant aux bombardements alliés de civils pendant la Seconde Guerre mondiale pour justifier son bombardement de Gaza.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a été critiquée pour avoir condamné les attaques russes contre les infrastructures civiles en Ukraine tout en confirmant son soutien indéfectible à Israël, alors que celui-ci a détruit, entre autres, les infrastructures électriques gazaouies et rendu la bande de Gaza presque inhabitable. Le soutien inconditionnel à Israël alimente l’accusation – largement répandue dans les pays du Sud – selon laquelle l’Occident n’invoque le droit international que pour contraindre « le reste » du monde.
Ukraine : une guerre à grande échelle contre les infrastructures énergétiques
Depuis l’invasion russe en février 2022, l’infrastructure énergétique de l’Ukraine a été systématiquement ciblée, quoique de manière différenciée, au gré de l’évolution de la situation militaire. Depuis deux ans et demi, la Russie a mené des attaques aériennes massives contre les sous-stations et les lignes électriques, puis les centrales de production, provoquant des coupures de courant généralisées.
« Avec des températures au-dessous de 0°C, plusieurs millions de gens sont sans fourniture d’énergie, sans chauffage et sans eau, il s’agit évidemment d’un crime contre l’humanité”, avait fustigé le président ukrainien Volodymyr Zelensky, dès décembre 2022, dans une intervention en visioconférence devant le Conseil de sécurité de l’ONU. “Nous ne pouvons être les otages d’un terroriste international, a-t-il dit. La Russie fait tout son possible pour faire d’un générateur électrique un outil plus puissant que la Charte des Nations unies.[3]Courrier International, « En Ukraine, le “froid hivernal”, nouvelle arme de Vladimir Poutine », 24 novembre 2022, … Continue reading »
L’Ukraine disposait avant la guerre d’environ 55 gigawatts (GW) de capacité installée, comparable à la Pologne (58 GW), avec une forte dépendance aux centrales thermiques (66 % de la production) et nucléaires (25 %)[4]International Energy Agency, Ukraine Energy Profile, IEA, September 2021, https://iea.blob.core.windows.net/assets/ac51678f-5069-4495-9551-87040cb0c99d/UkraineEnergyProfile.pdf. Toutefois, le ciblage systématique des infrastructures énergétiques a provoqué des effondrements réguliers du système. Parmi les exemples les plus frappants : l’occupation de la centrale nucléaire de Zaporijia dès mars 2022, la plus grande d’Europe, d’une capacité de 6000 mégawatts (MW), dont la proximité avec la ligne de front suscite des craintes permanentes de catastrophe, puis la destruction du barrage de Kakhovka au printemps 2023.
« La synchronisation avec le réseau électrique européen en mars 2022, moins de trois semaines après l’invasion, a permis à l’Ukraine de compenser en partie son approvisionnement. »
Des coupures prolongées ont plongé des millions de personnes dans le froid et l’obscurité, aggravant la crise humanitaire. La réponse internationale a été rapide. La synchronisation avec le réseau électrique européen en mars 2022, moins de trois semaines après l’invasion, a permis à l’Ukraine de compenser en partie son approvisionnement en important jusqu’à 1,7 GW d’électricité[5]Transitions et Énergies, « L’Ukraine raccordée en urgence au réseau électrique européen », 21 mars 2022, https://www.transitionsenergies.com/ukraine-raccordee-reseau-electrique-europeen ; … Continue reading. Ensuite, l’aide internationale d’urgence a permis l’acheminement de plus de 5000 générateurs pour alimenter des infrastructures vitales telles que les hôpitaux et les services d’urgence. Le premier hiver, ce sont d’abord les infrastructures de transport d’électricité qui ont été visées, probablement parce que la Russie espérait occuper le territoire et avait un intérêt à ne pas causer de destructions trop importantes. Les frappes effectuées depuis mars 2024[6]Le Monde, « Moscou dit avoir frappé des sites énergétiques et des aérodromes », 1er septembre 2024 ; Anastasiia Malenko, “Ukraine races to fix and shield its power plants after russian … Continue reading témoignent du fléchissement de cette stratégie : ce sont maintenant principalement les centrales de production qui sont ciblées, car très difficilement réparables.
L’objectif est bien maintenant de détruire, sans enjeu de récupération à moyen terme. Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie, publié le 19 septembre dernier, sur la crise énergétique de l’hiver à venir en Ukraine[7]Nathan Canas, « L’UE et l’Agence internationale de l’énergie lancent un plan pour aider l’Ukraine à affronter l’hiver », Euractiv, 20 septembre 2024, … Continue reading, les estimations font état d’une capacité réduite à 9 GW, face à une demande de pointe qui devrait atteindre 18,5 GW durant l’hiver 2024-2025. De plus, la destruction des très nombreux réseaux de chaleur a renforcé les besoins électriques pour du chauffage électrique de substitution.
Les attaques les plus récentes ont cependant fait évoluer les autorités nationales quant aux réponses à apporter : alors qu’après le premier hiver, les opérateurs électriques cherchaient uniquement à reconstruire ce qui avait été détruit en restant sur le système centralisé existant, la plupart d’entre eux appellent maintenant à l’efficacité énergétique et à la démultiplication de la production décentralisée d’énergie autonome et même renouvelable pour mieux résister aux attaques.
Gaza : une enclave en crise énergétique permanente
Le cas de la bande de Gaza est différent à bien des égards. Avec une population de plus de deux millions d’habitants sur un aussi petit territoire, elle souffre d’une crise énergétique chronique exacerbée par les conflits successifs[8]Human Rights Watch, Gaza : La frappe contre la centrale électrique a eu de graves répercussions, 9 août 2014, … Continue reading. Avant le 7 octobre 2023, Gaza dépendait principalement de l’importation d’électricité d’Israël, avec environ 120 MW fournis quotidiennement. Si elle disposait de sa propre centrale électrique, sa puissance de 140 MW était limitée à 60 MW en raison du manque de carburant (dont l’approvisionnement est également contrôlé par Israël) et des dommages subis lors des frappes israéliennes, puisque l’interconnexion avec l’Égypte n’est jamais entrée en service[9]OCHA, Aperçu humanitaire mondial 2021 (Moyen-Orient et Afrique du Nord), rapport de 2021, https://archive.2021.gho.unocha.org/fr/inter-agency-appeals/moyen-orient-et-afrique-du-nord. Soit une capacité bien en deçà de la demande quotidienne en électricité de Gaza – laquelle est estimée à 400 MW –, ce qui entraînait déjà des coupures massives ne laissant souvent aux habitants que quelques heures d’électricité par jour[10]Banque mondiale, Un rapport sur les dommages causés aux infrastructures de Gaza, 2 avril 2024, p. 55, … Continue reading. Deux jours après les attaques terroristes du 7 octobre 2023, le ministre de la Défense israélien annonçait un siège « total » de la bande de Gaza – « pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz » – , l’État hébreu revendiquant le « droit de se défendre avec des effets dramatiques[11]CARE, Gaza : 84 % des lumières éteintes, l’ONG CARE alerte sur la famine et la maladie rampantes, 29 février 2024, … Continue reading ».
« Couper l’électricité apparaît ici finalement plus comme une question d’opportunité, dans la mesure où il s’agit d’une cible facile et « à la main » des autorités israéliennes. »
Outre la coupure par Israël de son alimentation, l’Autorité de l’énergie palestinienne dans la bande de Gaza a annoncé de son côté, dès novembre 2023, que 70 % des réseaux de transport et de distribution d’électricité avaient été détruits par les bombardements[12]Palestine News Network, “Gaza is starving, without water or electricity, and 40 % of its hospitals have stopped”, 9 November 2023, … Continue reading. Couper l’électricité apparaît ici finalement plus comme une question d’opportunité, dans la mesure où il s’agit d’une cible facile et « à la main » des autorités israéliennes : en coupant l’importation et l’arrivée du carburant, et en l’absence d’interconnexion, l’alimentation électrique est mise à mal, même hors bombardements, affectant en très large majorité des populations civiles.
Contrairement à l’Ukraine, et comme déjà évoqué, Gaza n’a pas accès à un réseau électrique régional pour compenser ses besoins. En dépit des demandes et des efforts des acteurs de l’aide internationale, la livraison de générateurs de secours est minime, couplée à l’approvisionnement en carburant qui reste insuffisant, le tout en raison des restrictions d’entrée de matériels imposées par le blocus israélien.
Production décentralisée et solaire : une alternative prometteuse ?
Face à la fragilité des réseaux centraux, la production décentralisée d’électricité, notamment à partir de sources solaires, offre des perspectives prometteuses pour ces deux régions. En Ukraine, plusieurs projets ont vu le jour pour installer des panneaux solaires sur des infrastructures critiques telles que les hôpitaux et les écoles afin d’assurer leur autonomie énergétique en cas de coupure[13]François Grünewald et Didier Issen, Les enjeux énergétiques en Ukraine face à l’hiver 2023-2024, Electriciens sans frontières, 30 novembre 2023, … Continue reading. Ces solutions permettent de réduire la dépendance aux infrastructures centralisées et aux importations de combustibles fossiles – les unes et les autres vulnérables aux attaques – tout en offrant une résilience accrue.
À Gaza, avant cette nouvelle guerre, l’énergie solaire avait également gagné en importance. Des installations photovoltaïques sur les toits des maisons, des écoles et des hôpitaux permettent de fournir une électricité de base en période de coupures prolongées. Selon une étude publiée dans la revue Energy, Sustainability and Society en 2022[14]Hala J. El-Khozondar and Fady El-Batta, “Solar energy implementation at the household level: Gaza Strip case study”, Energy, Sustainability and Society, vol. 12, no. 1, December 2022 … Continue reading, environ 20 % d’un échantillon représentatif de ménages participant à l’étude à Gaza avaient installé des panneaux solaires sur leurs toits. Toutefois, le développement de cette technologie a été freiné ces dernières années par le coût des équipements et les restrictions à l’importation de matériaux nécessaires, maintenant totales depuis un an[15]Le Figaro avec AFP, « Limitée en électricité, la bande de Gaza mène sa révolution solaire », 3 octobre 2022, … Continue reading.
Réponses de l’aide internationale : entre efficacité et limitations
Dans ces deux conflits, l’aide internationale a joué un rôle différencié dans la réponse aux crises énergétiques. En Ukraine, l’appui de l’Union européenne et d’autres acteurs internationaux a permis de stabiliser en partie le réseau électrique. La synchronisation avec le réseau européen a été une étape majeure pour renforcer la résilience énergétique du pays. Des moyens matériels et financiers massifs sont partagés par les gouvernements et les entreprises électriques, par des initiatives décentralisées, par les communes ou le secteur privé.
À Gaza, en revanche, l’aide internationale se heurte à des obstacles structurels. Le blocus israélien limite l’accès au carburant, aux matériaux de construction, et aux équipements nécessaires pour procéder à la réparation des infrastructures électriques ou à l’installation des systèmes solaires. Les initiatives de la communauté internationale, bien que cruciales, sont pour l’instant bloquées.
L’électricité, en tant qu’infrastructure critique, demeure un enjeu stratégique dans les conflits modernes, avec des méthodes et des impacts différenciés en fonction des buts de la puissance attaquante (occupation, destruction totale) et de la situation énergétique existante du pays attaqué. Ce qui ne change pas, c’est que les attaques contre les installations affectent majoritairement les populations civiles, dans le plus grand mépris des principes du DIH, comme le démontrent les cas de l’Ukraine et de Gaza.
La production décentralisée, notamment solaire, offre une solution prometteuse pour réduire la vulnérabilité des systèmes électriques. Mais encore faut-il qu’elle ne soit pas totalement empêchée pour des raisons purement géopolitiques, loin de la neutralité portée par les acteurs de l’humanitaire.