Que l’on parle de « l’âge des crises[1]Organisation de coopération et de développement économiques, États de fragilité 2022, Éditions OCDE, 2022, https://www.oecd-ilibrary.org/fr/development/etats-de-fragilite-2022_65c2c30f-fr », de polycrise ou de permacrise pour la désigner, l’époque que nous vivons est désormais communément appréhendée comme un épisode sans précédent, fait d’instabilité et d’incertitudes. À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’avenir de l’action humanitaire et de la solidarité humaine semble encore plus précaire, tant l’effritement du multilatéralisme, les coupes dans les aides publiques au développement, et la montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale remettent de plus en plus en question la notion même de coopération internationale.
Le mot « crise » est régulièrement brandi dans toutes les facettes de nos vies, ce qui reflète l’usage excessif qui en est fait ainsi que la manipulation de son rôle. Les crises sont envisagées comme des événements perturbateurs auxquels il faudrait faire face ou qu’il faudrait neutraliser, un par un, afin de retrouver ordre et normalité, ou même des mécanismes qui alimentent les peurs et provoquent une réaction contre ce qui est perçu comme une menace potentielle. Mais les crises sont rarement pensées comme des preuves que notre présent n’est ni viable ni empreint d’égalité. Lorsque tout est crise, quel sens donner à ce mot ?
C’est dans ce contexte que le changement climatique offre une occasion de revisiter la signification et la fonction des crises dans nos sociétés et dans le cadre de l’action humanitaire. Les preuves scientifiques de l’accélération du dérèglement climatique, de la destruction des écosystèmes, et du nombre croissant de personnes directement affectées par des événements climatiques nous suggèrent que le monde se trouve à l’aube d’une mutation de taille. Le consensus est tel que les termes « changement climatique » et « crise climatique » sont devenus interchangeables.
Alors que, depuis des décennies, les organisations humanitaires observent, se préparent et agissent face aux impacts des événements liés au changement climatique, la récente « crisification » de ce dérèglement semble conférer au dispositif humanitaire un rôle central dans la réponse à apporter. Alors qu’en 2019, l’Aperçu de la situation humanitaire mondiale[2]Rapport publié chaque année par le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires. Toutes les éditions sont disponibles ici : … Continue reading soulignait le coût humain élevé du dérèglement climatique, en 2022 le rapport stipulait que « la crise climatique » constituait un facteur multiplicateur de menaces. Et en 2025, l’urgence climatique mondiale est pointée comme le principal moteur des besoins, au même titre que les conflits, reflet de l’évolution graduelle dans l’intérêt porté à ce sujet au sein du monde humanitaire ces dernières années. Malgré tout, l’implication des intervenants du secteur dans cette problématique peine à prendre un essor rapide et à se développer à grande échelle. Les organisations humanitaires semblent avoir intégré le dérèglement climatique dans leurs processus existants – structures analytiques, planification, méthodes de travail – sans aller jusqu’à admettre que la nature de la crise climatique requiert potentiellement une réforme fondamentale de leur mission, de leur rôle et de leur vision du monde. Cela transparaît clairement dans la façon dont la question du changement climatique a été abordée lors des processus de réforme de l’humanitaire : par un assortiment d’alertes sur l’impact humanitaire de la crise climatique, un certain déni de l’urgence manifeste, une apparente réticence à remettre en cause le statu quo, et de vagues engagements à collaborer avec d’autres acteurs. En somme, c’est une perpétuation paradoxale de dynamiques ancrées de longue date et qui régissent les initiatives de réforme de l’humanitaire depuis des décennies.
Si l’on considère que la « crise » est le contraire de la « normalité » et que, du fait de leur rôle, les intervenants de l’humanitaire doivent accepter cette dualité, les limites pratiques et conceptuelles de l’humanitaire se font jour lors d’une crise à l’échelle planétaire. Quel sens donner au terme « crise » lorsque les impacts du dérèglement climatique s’intensifieront ? Qu’implique le fait d’appréhender la crise climatique comme une crise humanitaire ? À quoi correspond « l’état normal » que les acteurs humanitaires chercheront à rétablir dans des contextes de crise ? Comment l’association entre système humanitaire, ordre libéral mondial et multilatéralisme (en crise lui aussi) influencera-t-elle les approches de la crise climatique ?
Ce dossier « La crise de l’humanitaire au temps du changement climatique » inclut des contributions multidisciplinaires qui exposent différentes perspectives portant sur les approches actuelles de la notion de crise par les acteurs humanitaires, et sur les options futures permettant de réformer le dispositif humanitaire en tenant compte des défis imposés par le changement climatique. Rodrigo Mena aide à planter le décor avec une perspective nuancée du lien entre le changement climatique et les crises humanitaires, en soulignant l’interaction des facteurs humains, socio-économiques et politiques. L’article de Pierre-Marie Goimard, Olivia Pélegrin et Chloé Orland appelle les organisations humanitaires à réformer en profondeur les connaissances et les pratiques actuelles pour relier l’être humain aux écosystèmes. Aline Hubert invite les organisations humanitaires à dépasser les mesures de mise en oeuvre de la transition écologique pour privilégier la justice environnementale. L’article de Davide Ziveri, Isabelle Bolon et Rafael Ruiz de Castañeda traite de la pertinence des approches dites « Une seule santé » et santé planétaire pour adopter une vision systémique de la crise climatique en tant que crise sanitaire. Vincent Pradier réfléchit aux défis environnementaux et décoloniaux auxquels sont confrontées les organisations non gouvernementales (ONG) françaises pour changer leurs modèles organisationnels en réponse à la crise climatique. Michiel Hofman et Angela Uyen concentrent leur attention sur ce qu’ils décrivent comme des attentes incompatibles envers les organisations humanitaires – Médecins sans Frontières en particulier – : d’un côté faire plus en réponse à la crise climatique et de l’autre, faire moins en réduisant les émissions de carbone de leurs opérations. Joël Moudio et Vincent Habaga décrivent l’interaction entre la croissance démographique, la déforestation et la dégradation des sols à Makalingaï (Cameroun) ainsi que les moyens efficaces d’aborder les questions humanitaires et écologiques de manière intégrée. Enfin, Andrii Bahinksy et Nina Potarska apportent la perspective de la crise climatique et humanitaire dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, avec des témoignages d’Ukrainiens touchés par la destruction des infrastructures et des écosystèmes.
Ainsi rassemblées, ces contributions jettent un nouvel éclairage sur la manière dont le changement climatique remet en question les fondements mêmes de l’action humanitaire, en exposant ses limites et en appelant à repenser fondamentalement son rôle, ses stratégies et ses impératifs éthiques. Alors que la crise climatique redessine le paysage des crises mondiales, elle oblige les acteurs humanitaires à évaluer de manière critique leur rôle dans les processus de gouvernance mondiale. Une exigence qui aura sans doute beaucoup de difficultés à se faire entendre au moment où la gouvernance mondiale traverse de très graves turbulences.
Ce dossier a été rendu possible grâce au partenariat entre Alternatives Humanitaires et Alameda, un institut international de recherche collective ancré dans les luttes sociales contemporaines (https://alameda.institute).
Traduit de l’anglais par Floryse Atindogbe
Crédit Photo : © Cyril Zannettacci / Agence Vu’ pour Action contre la Faim