Publié le 28 avril 2020
Dernier article de la série « Le Campus d’AH » en partenariat avec le Master Développement et Aide Humanitaire du département de science politique de Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Aux origines de Frontex : La communautarisation des frontières extérieures
La signature de l’accord de Schengen le 14 juin 1985 marque un premier pas dans la volonté de politique européenne commune de gestion des frontières : plus de contrôles aux frontières extérieures pour plus de liberté au sein de l’espace. Malgré une longue mise en application et une divergence d’opinion politique entre les pays fondateurs de l’espace, l’intégration du contenu des accords dans le Traité sur l’Union européenne (UE) et celui sur son fonctionnement leur confère les bases juridiques dans le droit européen. La création d’un ensemble complexe d’outils sécuritaires[1]Système d’Information Schengen (SIS) 2001 ; Eurodac 2003 ; Frontex 2004 ; Système d’Information sur les Visas (VIS) 2011 ; EU-LISA 2012 ; Eurosur 2013. illustre cette volonté d’harmonisation de moyens. En 2004, l’Agence européenne des Garde-côtes et Garde-frontières (Frontex), est créée pour assister les États membres de l’espace Schengen à sécuriser leurs frontières extérieures. Les flux migratoires liés aux Printemps arabes en 2011, l’afflux massif de réfugiés syriens à partir de 2015, les rétablissements de frontières internes, le refus des quotas d’accueil dictés par la Commission européenne (CE), et les attentats de Paris de novembre 2015, sont autant de facteurs qui font dire à Jean-Claude Juncker, président de la CE en 2015, qu’il y a « nécessité d’une intégration plus poussée de la coopération Schengen »[2]N° 898 – Rapport d’information de MM. Ludovic Mendes et Christophe Naegelen déposé par la commission des affaires européennes sur l’Espace Schengen et la maîtrise des frontières … Continue reading. L’UE renforce alors le mandat de Frontex : de 1 500 agents de réserve pour un budget de six millions d’euros à sa création, elle passerait à 10 000 agents permanents en 2027 pour un budget estimé à 1,6 milliard d’euros. L’extension de son mandat lui permet dorénavant de coordonner les expulsions communes, de former les garde-côtes, ou encore d’intervenir sur le sol de pays tiers par le biais d’accords directs, sans contrôle du Parlement européen.
Communautarisation face à la contestation des États-nations
Mais cette communautarisation des moyens n’est pas synonyme d’une vision commune. Malgré de nombreuses directives et règlements dictés par l’UE à ce sujet, les États-membres brandissent leur souveraineté nationale, un obstacle à la construction d’une politique commune en matière de droit d’asile. Le refus de la Hongrie et de la Pologne d’appliquer les quotas d’accueil en 2015, le rejet par la République tchèque des réfugiés non chrétiens, illustrent cet état de fait. De plus, chaque État défend ses propres intérêts et définit son propre agenda économique. Ces désaccords remontent jusqu’aux contributions au budget de Frontex : les pays méditerranéens et de l’Est, ceux possédant le plus de kilomètres de frontières participent le plus à l’effort commun en mise en disponibilité d’agents et de matériel pour l’agence.
Frontex face à la contestation des Peuples-nations
De son côté, la société civile émet ses propres critiques sur l’agence : violations des droits fondamentaux, manque de transparence sur la nature des opérations, l’absence de contrôle parlementaire, l’amalgame migrants – terroristes, danger pour la sécurité des données personnelles enregistrées, ou encore le rôle d’interface entre l’industrie militaire et les bailleurs institutionnels européens, sont les principaux axes de plaidoyer des Organisations Non Gouvernementales (collectif Frontexit) et des médias. Claire Rodier[3]Directrice du Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés (GISTI) et cofondatrice du réseau euro-africain MIGREUROP affirme que l’augmentation des compétences de l’agence était faite , « sans contrôle indépendant sur ses activités et sans mise en responsabilité en cas de violation des droits… » Elle ajoute que « Malgré les nombreuses critiques, l’UE maintient sa politique et assure à l’agence une impunité qui contraste avec sa croissante capacité d’action et de déploiement. ».
Il nous semble intéressant de noter que le rôle assigné à l’agence est loin d’être un rôle de protection des migrants, mais celui d’assurer la surveillance et la sécurisation des frontières. Or, « surveiller » n’est pas compatible avec « veiller sur »[4]Jean-Marc Manach écrit qu’un « des membres de l’agence a reconnu, sous couvert d’anonymat, que “le travail de Frontex, c’est la lutte contre l’immigration illégale, pas le sauvetage … Continue reading. Le règlement[5]Règlement relatif à la création de l’agence Frontex de 2004 relatif à la création de l’agence offre des garanties juridiques relatives aux droits des migrants qui ne sont pas clairement établies. S’il est indiqué que l’agence « respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus par (…) (le) Traité de l’Union européenne et réaffirmés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », il n’est jamais fait référence aux questions relatives à l’asile ou au non-refoulement des migrants interceptés tels qu’elles sont définies dans l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 qui interdit l’expulsion de groupes ou de personnes si leur situation individuelle n’a pas été examinée de façon raisonnable et objective. Ainsi, des traitements inhumains et dégradants aux frontières, des opérations de retour de mineurs isolés ou sans interprète, ou encore une complicité de Frontex avec des États européens peu respectueux des droits fondamentaux ont pu être documentés. Cependant, de par son statut, l’agence ne peut être juridiquement mise en cause directement : seuls les agents qu’elle mobilise sont susceptibles d’être poursuivis devant les tribunaux nationaux. Claire Rodier précise que : « Frontex est un instrument de répression des migrants, ou en tout cas de non respect de leurs droits, car si sa mission officielle est la surveillance des frontières pour lutter contre l’immigration irrégulière, l’expérience montre que cette mission l’amène souvent à des comportements qui vont à l’encontre du respect des droits fondamentaux des migrants… ».
Remise en question de Frontex : mythe ou réalité ?
Face aux critiques, l’agence signe en 2008 un accord avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés portant sur la « sensibilisation » des policiers engagés dans les actions de Frontex vis-à-vis du respect des droits des réfugiés et des personnes sollicitant une protection internationale, en particulier concernant le non refoulement. Ultérieurement, un des représentants du HCR déclarera néanmoins qu’ils n’ont eu « peu d’accès aux opérations conjointes donc ont des impacts ou non ».
Parallèlement, en 2008 le Parlement européen adopte une résolution où il demande « que le mandat de Frontex inclut l’obligation expresse de respecter les normes internationales en matière de droits de l’homme et un devoir de sollicitude envers les demandeurs d’asile lors des opérations de sauvetage en haute mer », et invite à une révision de ce mandat « afin de combler les vides juridiques notamment les conditions juridiques précises des interventions de sauvetage en mer. ». Enfin, la révision du règlement de l’agence en octobre 2011 l’oblige à définir une « stratégie droits fondamentaux » prévoyant pour la première fois des mesures destinées à assurer le respect des droits fondamentaux dans le cadre des activités de Frontex et consacre le principe de non-refoulement. Il acte la création d’un forum consultatif composé des ONG et d’Organisations internationales et la nomination d’un officier aux droits fondamentaux. Claire Rodier considère cependant que : « Cette réforme, inscrite dans un contexte de renforcement de l’autonomie de Frontex, ne peut être qu’inopérante » estimant qu’on ne peut pas « attendre de la personne en charge des droits fondamentaux, un agent recruté par Frontex, qu’elle ait une parole libre et l’indépendance nécessaire à garantir le respect des droits fondamentaux par son employeur, D’un comité consultatif, rendant des avis par définition consultatifs, qu’il réfléchisse sensiblement aux orientations de l’agence… ».
Conclusion
Au regard de ces réponses insuffisantes aux critiques de la société civile, l’Europe se barricade et tente de mettre à distance celles et ceux qu’elle identifie à tort comme une menace : des hommes, des femmes et des enfants qui tentent de fuir la guerre, la persécution et la misère. Ceci est inacceptable pour les organisations membres de Frontexit qui demandent que l’agence, incompatible avec le respect des droits fondamentaux, ne soit pas renforcée mais supprimée.
Bibliographie :
- Eva Ottavy, Olivier Clochard, « Franchir les dispositifs établis par Frontex », Revue européenne des migrations internationales, vol. 30 – n° 2/2014 ; p. 137-156.
- Claire Rodier, « Frontex, l’agence tout risque », Plein droit, 2010/4, n° 87, p.8- 11.
- Claire Rodier, « Frontex, la petite muette », Vacarme, 2011/2 N° 55, p. 36-39 http://www.vacarme.org/article2015.html
- Caroline Intran, Anna Sibley, « Faire sombrer Frontex », Plein droit, N° 103, 2014, p. 40-43.
- Sabatier Magali, La coopération policière européenne, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 510
- Casella Colombeau Sara, Clochard Olivier (2012), Officiers de liaison : ingérence et « coopération » au service du contrôle migratoire, in Migreurop, Atlas des migrants en Europe, Géographie critique des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, p. 44-47.
- Migreurop, L’atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 2012, p. 144.
- Claire Rodier, Emmanuel Terray, Immigrations : fantasmes et réalités, La Découverte, 2008, p. 45-51.
- Claire Rodier, Migrants et réfugiés : Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, La Découverte, 2016.