Publié le 27 avril 2021
Dans le cadre de la rubrique « Le Campus d’AH », la revue Alternatives Humanitaires s’est associée pour la deuxième année consécutive au Master Développement et Aide Humanitaire du département de science politique de l’université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, afin de proposer aux étudiants suivant le séminaire « migrations internationales » de participer à un processus d’écriture d’article sur la base des thématiques choisies pour leurs exposés. Nous présentons ici le premier article de la promotion 2021 sélectionné par notre équipe.
« Être déchu de sa nationalité, c’est être déchu de son appartenance au monde ; c’est retourner à la sauvagerie de la caverne et des hommes primitifs. Vivre et mourir sans laisser de trace. » Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme
Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a lancé en 2014 une campagne mondiale intitulée #IBELONG (en français #JEXISTE[1]HCR, « Toute personne a le droit de dire #JEXISTE », https://www.unhcr.org/ibelong/fr/) visant à éradiquer l’apatridie dans le monde d’ici 2024. Pourtant, à trois ans de l’issue de la campagne, il est difficile d’affirmer que nous tendons vers une disparition de ce phénomène. Entre causes politiques et récentes conjonctures climatiques, de nouveaux enjeux apparaissent et laissent à penser que l’apatridie est loin de disparaître.
En 2020, 4,5 millions d’apatrides étaient recensés dans le monde[2]UNHCR, Refugee Data Center, https://www.unhcr.org/refugee-statistics/, mais les estimations du nombre réel de cas tendent à indiquer qu’ils seraient plus de dix millions. Ce chiffre surprend : si les migrants et les réfugiés sont au cœur des débats depuis une dizaine d’années, l’apatridie semble être invisibilisée et mise au second plan derrière d’autres phénomènes migratoires. Cet état de fait a pour conséquence directe d’exclure la question de l’évolution du statut d’apatride du débat politique et médiatique actuel.
L’apatridie, un statut historique
Le débat autour de l’apatridie était un enjeu central des relations et du droit international durant le XXe siècle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la dissolution des Empires et le redécoupage des frontières a fait émerger cette question et, alors que se multipliaient les situations de déchéance de nationalité et d’apatridie, les premières normes juridiques furent élaborées afin de réguler les conséquences de ce nouvel état de fait. En 1954, la Convention de New York, fruit d’un important travail législatif et d’une succession d’accords internationaux ainsi négociés durant la première moitié du siècle[3]L’élaboration de la définition de « réfugié-apatride » et la création du passeport Nansen en 1922 par la Société des Nations tout juste créée ; la Convention élargissant cette … Continue reading, vint forger pour la première fois une distinction juridique nette entre le statut d’apatride et celui de réfugié (jusqu’alors traités conjointement) et doter les apatrides d’un statut internationalement reconnu. Ce dernier n’a depuis connu aucune réelle adaptation aux mutations du droit international et l’apatride continue, 70 ans plus tard, d’être défini comme une « personne qu’aucun État ne reconnaît comme son ressortissant par application de sa législation[4]Article 1 de la Convention de New York de 1954 relative au statut des apatrides, https://www.unhcr.org/ibelong/wp-content/uploads/Convention-relative-au-statut-des-apatrides_1954.pdf ».
Les causes et conséquences de l’apatridie
L’apatridie peut engendrer des conséquences variées[5]Soma Kabore Valérie, Les causes et les conséquences de l’apatridie, Université Ouaga II, 2016, http://publication.lecames.org/index.php/jur/article/view/686/497 ; Sabrina Robert-Cuendet, « … Continue reading. Puisque l’apatride ne dispose d’aucune existence juridique, il lui est difficile de recourir aux instances juridiques nationales et internationales, et sa liberté de circulation est souvent entravée. Il a également difficilement accès aux services publics dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’emploi, ou encore à certains contrats comme le mariage. La combinaison de ces différentes conséquences a tendance à accroître la vulnérabilité de cette population : elle est ainsi victime de persécutions, et se retrouve bien souvent exploitée sur le marché du travail.
Les raisons de l’apatridie sont diverses[6]Ibid.. Une personne peut être apatride pour des raisons structurelles si elle a hérité de ce statut (ses parents étant eux-mêmes apatrides), si elle a subi un retrait de sa nationalité, ou encore si elle est originaire d’un pays connaissant des défaillances normatives liées aux migrations[7]Les défaillances normatives liées aux migrations recouvrent la rupture avec le pays d’origine par perte ou confiscation documents d’identité, la déchéance législative en cas de … Continue reading et qu’elle se retrouve dans l’impossibilité de prouver son rattachement à son pays d’origine. L’apatride peut également perdre sa nationalité pour des raisons conjoncturelles, notamment du fait de défaillances administratives (par exemple lorsque sa naissance n’a pas été enregistrée au registre d’état civil), de la mise en place de politiques discriminatoires à l’égard de certaines ethnies ou religions par l’État dont il est ressortissant, ou enfin à la suite de mutations de frontières.
L’apparition des « apatrides climatiques »
Au-delà de ces causes communément reconnues, de nouvelles situations conjoncturelles créent également des apatrides. Le réchauffement climatique est l’une d’entre elles. Le terme d’ « apatrides climatiques[8]Piguet Étienne, « Des apatrides du climat ? », Annales de géographie, vol. 683, no. 1, p. 86-100. », catégorie juridique du droit international depuis 2009, désigne ainsi les populations dont l’État a disparu du fait des conséquences du réchauffement climatique. Les populations de cinq États insulaires sont directement concernées par ce phénomène : les Maldives, les Îles Marshall, Tuvalu, Nauru et Kiribati. Ces territoires, qui comptent environ 500 000 habitants, sont voués à disparaître à cause de la montée des eaux, ce qui posera la question du statut, de l’état civil et de la nationalité de leurs ressortissants dans un futur proche. Face aux répercussions pratiques du réchauffement de la planète, il semble donc difficilement concevable que le nombre d’apatrides soit amené à diminuer, et a fortiori que le phénomène disparaisse, d’ici 2024.
L’apatridie comme arme politique
Une autre cause nous permet de douter d’une disparition prochaine du problème de l’apatridie. En effet, il s’agit de rappeler que l’attribution et la reconnaissance de la nationalité sont avant tout des choix, voire des armes politiques : d’une part, parce que l’État a la liberté de choisir si ses ressortissants sont nationaux du fait du sang ou du sol ; et, d’autre part, parce que la procédure de déchéance de nationalité permet au législateur de subordonner la citoyenneté à des critères discriminatoires afin de renforcer l’appartenance nationale (voire une « homogénéité culturelle ») sur son sol. Ce système existe dans certaines législations comme dans l’État d’Assam, en Inde. De la même manière, en France, la question de l’apatridie s’était posée en 2015 à l’occasion du vif débat autour d’une éventuelle révision de la Constitution pour y inscrire la possibilité de déchoir de leur nationalité française les auteurs d’actes terroristes.
Quand des considérations de politique intérieure créent des apatrides
Enfin, la reconnaissance ou non d’un État, acte purement géopolitique et diplomatique, peut engendrer la création d’apatrides et pose les limites de la définition internationalement reconnue depuis 1954. En effet, il existe aujourd’hui plusieurs États dans le monde disposant d’une reconnaissance limitée, ou qui sont considérés comme des « États contestés ». Or, certains pays font valoir leurs problématiques de politique intérieure au sein du débat autour de la reconnaissance d’un État étranger, et par conséquent d’une nationalité. Si les États contestés ont la capacité juridique de délivrer des passeports, ces derniers ne seront donc acceptés qu’à l’entrée des pays qui reconnaissent formellement l’existence de ces mêmes pays. L’Espagne est une illustration parfaite de cette situation : en raison de son conflit national quant à l’indépendance de la Catalogne et du Pays Basque, elle a la particularité, sur le plan géopolitique, de ne jamais reconnaître les États qui ont récemment usé de leur droit à l’autodétermination de peur de créer un antécédent sur son propre territoire. Ainsi, un Kosovar ou un Sahraoui serait considéré comme apatride sur le territoire espagnol, ce pays ne reconnaissant pas ces nationalités. Aux yeux du législateur espagnol, son passeport serait caduque et il ne pourrait pas jouir des droits liés à sa nationalité d’origine[9]Laura delle Femmine, “Los saharauis buscan ser apátridas en España”, El País, 26 mai 2017, https://elpais.com/internacional/2017/05/25/actualidad/1495726743_722934.html.
Des lacunes juridiques évidentes
Ces éléments montrent que la définition et la qualification du statut international d’apatride telles qu’elles furent définies par la Convention de New York paraissent désuètes : il existe aujourd’hui très peu de situations où l’apatridie est due au fait qu’aucun État ne reconnaisse légalement un individu comme son ressortissant. En effet, à l’unique exception des ressortissants du Somaliland, l’apatride n’est jamais « apatride absolu », mais toujours un « apatride relatif » : le Kosovar sera kosovar en France, mais apatride en Espagne. En conséquence, certains individus se voient interdire leur entrée dans les États où leur pays d’origine n’est pas reconnu. Cette situation conduit à ce que des ressortissants de pays à reconnaissance limitée abandonnent leurs nationalités, la sacrifiant au profit d’une plus grande liberté de circulation permise par le statut d’apatride.
Ces nouvelles causes de l’apatridie démontrent le manque d’adéquation entre le cadre juridique international et la réalité de ces individus. Face à l’accélération de la crise environnementale d’une part et le repli des États vers leurs intérêts nationaux de l’autre, il semble particulièrement naïf de parier sur la disparition de ce phénomène dans les années à venir.