Publié le 20 mai 2021
Troisième article de la série 2021 « Le Campus d’AH », en partenariat avec le Master Développement et Aide Humanitaire du département de science politique de Paris 1 Panthéon–Sorbonne.
La « grande migration climatique » aura-t-elle lieu ? En juillet 2020, Abrahm Lustgarten soutenait dans le New York Times que les températures sur Terre pourraient augmenter autant, voire plus, dans les cinquante prochaines années que pendant les 6 000 dernières, provoquant des déplacements de population massifs[1]Abrahm Lustgarten, “The Great Climate Migration”, The New York Times, 23 July 2020, https://www.nytimes.com/interactive/2020/07/23/magazine/climate-migration.html. Le journaliste appelait les instances de gouvernance à s’unir pour se préparer à la vague de migration climatique. En réalité, la difficulté tient au fait de faire face à un phénomène qui, bien qu’incontestablement en marche, demeure largement méconnu, et de répondre aux enjeux soulevés par le déplacement de réfugiés climatiques dont, conformément à la Convention de Genève de 1951, l’existence juridique n’est pas reconnue. Sujet à controverse au sein des communautés scientifiques depuis près de quarante ans, la question de la création d’un statut de réfugié climatique se pose de manière plus urgente à mesure que les phénomènes climatiques extrêmes se multiplient. Or ce concept est-il véritablement un outil pertinent pour comprendre les migrations induites par le changement climatique ?
La création d’un statut indispensable à la protection et à la reconnaissance des personnes déplacées
Les chercheurs s’accordent à dire que les migrations climatiques ont toujours existé, en tout lieu. Cependant, l’accentuation récente des flux migratoires est telle qu’on estime à 185 millions le nombre de personnes déplacées par le dérèglement climatique depuis 2008[2]Données de l’Internal Displacement Monitoring Centre.. Ces flux sont caractérisés par leur dimension fortement inégalitaire : les migrants climatiques sont généralement issus de pays en développement, dont les populations font les frais d’une pollution massive engendrée par les excès de production et de consommation des pays industrialisés, et ce alors même qu’ils résident souvent dans les zones géographiques les plus touchées par le changement climatique. Pour certains, cette asymétrie serait une « persécution[3]François Gemenne, « Migrations et environnement. “Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine…” », in Thierry de Montbrial (éd.), Les chocs du futur. Ramses 2019, Institut français … Continue reading » de la part des pays industrialisés envers ces populations, et justifierait que l’on reconnaisse aux réfugiés climatiques un statut permettant de pallier cette injustice.
Plus qu’une manière de payer cette dette, l’établissement d’un statut de réfugié climatique permettrait de protéger formellement et systématiquement ces personnes. Des réflexions ont été entamées en ce sens au niveau régional, à l’image du gouvernement néo-zélandais qui, en 2017, a souhaité établir un « visa pour réfugiés climatiques », en provenance des îles de sa périphérie telles que les îles Marshall, Tuvalu et Kiribati[4]Anne-Diandra Louarn, « La Nouvelle-Zélande veut instaurer un visa pour réfugiés climatiques », France 24, 1er novembre 2017, … Continue reading. Mis en avant par l’ancien Premier ministre James Shaw, l’initiative faisait suite à plusieurs expulsions de familles provenant de ces îles, dont l’environnement se dégrade rapidement à cause du changement climatique. Si elle n’a pas abouti, il est tout de même possible de voir ici en quoi l’existence d’un statut leur aurait permis d’obtenir la protection juridique dont elles avaient besoin.
Alors qu’aucune définition du phénomène de migration climatique ne fait consensus, cette difficulté de cadrage complexifie son étude et la mise en place de mesures adéquates permettant de le contrer. L’un des enjeux majeurs tient à la mise sur agenda de ces migrations, en élaborant des politiques publiques adaptées visant à anticiper les flux. L’une des clés de lecture dans la compréhension de ces dynamiques dépend des réponses politiques que les gouvernements choisissent ou non de formuler. Selon qu’un pays décide de réduire ou stabiliser les émissions polluantes participant au dérèglement climatique, ce choix conduit à des perspectives radicalement différentes. Ainsi, en postulant que les gouvernements prennent des mesures restrictives, on estime que d’ici 2050, 680 000 migrants pourraient quitter l’Amérique centrale pour les États-Unis ; en cas de poursuite des émissions, ce chiffre pourrait s’élever à un million[5]Abrahm Lustgarten, “The Great Climate Migration”, art. cit..
Une catégorie effaçant la multiplicité des situations migratoires climatiques
La notion de réfugié climatique présente toutefois un inconvénient de taille : elle est réductrice car elle ne permet pas de voir la complexité et la variété des situations poussant au départ. Or celles-ci sont multiples, ne se résumant pas à la simple destruction de territoires. On compte plusieurs causes environnementales des migrations : la hausse du niveau des mers, la dégradation des sols, la variation des précipitations et les catastrophes liées au dérèglement climatique. En hausse, ces dernières déplacent chaque année plus de personnes que les conflits. Si les catastrophes climatiques font référence à des évènements soudains et appellent à des déplacements forcés, les premiers cas de figure décrivent des processus progressifs. C’est généralement dans ces cas que se mettent en place des stratégies individuelles d’adaptation, de diversification des revenus, d’anticipation ou de diminution de la pression environnementale dans leur région. C’est notamment le cas lorsque les migrations dues au dérèglement climatique se recoupent avec des migrations économiques ou politiques, à l’instar d’une partie de la population syrienne en proie à une guerre civile et à une sécheresse. Ce type de migration peut donc souvent résulter de stratégies volontaires, que la notion de réfugié ne rend pas compte puisqu’elle suppose d’office un départ forcé.
Les migrants climatiques ont donc des profils plus diversifiés que ce que laisse entendre la notion de réfugié. De plus, ce terme peut devenir problématique car il renvoie à la dichotomie entre des migrants légitimes, les réfugiés, et des migrants illégitimes, les migrants économiques. Or il nous faut repenser cette manière de créer des catégories distinctes et d’y faire entrer tous les cas que l’on rencontre : puisque les migrations sont multicausales, les catégories existantes sont inefficaces pour en comprendre les enjeux. Mais si l’on décide de créer un statut juridique de réfugié climatique, le risque est de donner du crédit à la distinction entre migrant légitime et illégitime. Aussi, certains chercheurs sont contre la création d’un tel statut, le jugeant inutile puisqu’il ne correspondrait en rien à la situation des migrants climatiques : en proportion, les enjeux soulevés par les migrations climatiques et celles des réfugiés ne sont pas les mêmes. Pour les migrants climatiques, c’est l’ensemble de la population d’un pays qui va chercher à le quitter, là où les réfugiés politiques quittent leur région d’origine individuellement ou par groupes relativement limités. De plus, les migrants climatiques ne peuvent prétendre à un statut de réfugiés puisque leur situation n’est pas comparable à celle de personnes fuyant la persécution : les réfugiés nécessitent une protection contre leur propre État, alors que les migrants climatiques ont la particularité de pouvoir en théorie bénéficier d’une aide internationale en collaboration avec leur État. Si, dans un cas, il s’agit d’une défense des libertés des individus, dans l’autre, la solution relève d’une gestion internationale des populations.
Conclusion
Si la reconnaissance de ce statut semble indispensable pour protéger les personnes déplacées par le dérèglement climatique, il est nécessaire de continuer à penser la complexité du processus à l’œuvre, dont les contours sont opaques. Ces dynamiques migratoires présentant un caractère asymétrique, il s’agit de s’interroger sur la concordance de ces catégories avec la réalité et sur le risque de l’écueil essentialiste. Les dimensions de ces migrations étant multi-causales et hétérogènes, cette considération permet en outre d’être en mesure de les appréhender au mieux.