Publié le 25 mai 2021
Nous concluons avec ce sixième article la série 2021 « Le Campus d’AH », en partenariat avec le Master Développement et Aide Humanitaire du département de science politique de Paris 1 Panthéon–Sorbonne.
En 2020, Tripoli comptait 81 886 déplacés internes et 584 509 migrants[1]Ces chiffres, jugés sous-estimés par les ONG, sont respectivement tirés des rapports Libya’s IDP and Returnee report. July-August 2020 et Libya’s migrant report. July-August 2020, publiés … Continue reading, parmi lesquels des migrants clandestins et plus de 4 000 réfugiés et demandeurs d’asile[2]UNCHR, Fact Sheet Libya. September 2020, https://reliefweb.int/report/libya/unhcr-libya-fact-sheet-september-2020-enar. Traditionnellement territoire d’immigration, point d’arrivée des flux migratoires Sud-Sud, la ville libyenne fait donc aussi face, depuis plus d’une décennie maintenant, à une importante problématique de déplacés internes. Ces caractéristiques de la question migratoire tripolitaine sont cependant totalement occultées par les pays de l’Union Européenne (UE) qui, dans les faits, considèrent uniquement Tripoli comme un point de passage du circuit migratoire Sud-Nord d’« indésirables[3]Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Editions Flammarion, 2008. » – c’est-à-dire des migrants majoritairement subsahariens – et ce d’autant plus depuis ladite « crise migratoire » de 2015. L’enjeu est en effet de taille, puisque les vagues migratoires de Tripoli vers l’Italie ont fait plus de 20 000 disparus depuis 2014, dont 1 426 rien qu’en 2020[4]OIM, Missing Migrants. Tracking deaths along migratory routes, https://missingmigrants.iom.int/. Tripoli a ainsi acquis le statut de ville de transit. Celui-ci va de pair avec le placement d’une large partie de la population en transit dans des centres de détention, reflet d’une gestion migratoire singulière ayant des conséquences humaines dramatiques.
Libye – Italie – UE : collaboration ou complicité ?
De l’arrivée au pouvoir de Mouammar Kadhafi en 1969 au début des années 1990, la politique migratoire libyenne est caractérisée par l’ouverture et la fermeture des frontières en fonction des besoins en main-d’œuvre étrangère, en particulier pour l’exploitation des ressources pétrolières du pays. A partir de 1992, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) adopte des sanctions contre la Libye, incluant un embargo sur les liaisons aériennes, les ventes d’armes, le matériel destiné à l’industrie pétrolière et l’assistance militaire, sur lesquelles l’UE s’aligne. En l’absence du soutien des autres pays arabes, la Libye se rapproche alors de l’Afrique subsaharienne et lui ouvre ses frontières. L’arrivée massive de travailleurs migrants dans le pays conduit rapidement à des réactions hostiles et racistes de la part de la population libyenne, à l’instar des émeutes de Zawiyah, qui, en 2000, ont entraîné la mort d’au moins 560 personnes migrantes[5]Fortress Europe, Libia : la strage di Zawiyah, 1er février 2006, http://fortresseurope.blogspot.com/2006/02/libia-la-strage-di-zawiyah.html. Kadhafi axe dès lors sa politique migratoire sur la criminalisation et l’expulsion des migrants subsahariens.
La Libye et l’Italie concluent la même année un premier accord de coopération contre les migrations irrégulières. La Libye y voit la possibilité de se réinsérer sur la scène internationale et l’Italie, principale destination des migrants au départ de Tripoli, est motivée par la perspective de limiter leur nombre sur son propre territoire. Étant donnée la politique communautaire d’immigration et d’asile de l’UE, une coopération italo-européo-libyenne se développe en marge. Les premiers accords, tant bilatéraux que tripartites, ne sont pas publiés[6]Delphine Perrin, « Fin de régime et migrations en Libye. Les enseignements juridiques d’un pays en feu », L’Année du Maghreb, 5/2011, p. 285-301., car doter la Libye d’instruments militaires pour le contrôle de ses frontières entre en contradiction avec l’embargo international. D’autre part, les accords laissent de côté des exigences fondamentales, incluant par exemple des pratiques d’interception, de refoulement et de rapatriement des migrants – comme l’organisation de vols conjoints pour réacheminer en Libye les migrants arrivés sur l’île italienne de Lampedusa[7]Ibid..
En septembre 2003, la levée des sanctions du Conseil de sécurité est définitivement actée et, en 2004, l’Italie, qui souhaite vendre des équipements technologiques à la Libye pour le contrôle de ses frontières, convainc l’UE d’en faire de même. Dès lors, les différentes relations de coopération migratoire prennent une tournure plus officielle, avec la signature de memoranda et d’accords dans lesquels l’Italie et l’UE s’engagent à former et apporter leur concours aux garde-côtes libyens pour qu’ils interceptent plus de migrants en mer et les ramènent en Libye. L’Italie et L’UE se mobilisent également pour fournir une aide technique et matérielle au Département de la lutte contre la migration illégale du Ministère de l’intérieur libyen qui gère les centres de détention de migrants, et pour collaborer avec les autorités libyennes, les chefs de tribus et de groupes armés, pour mettre fin aux activités des passeurs et renforcer les contrôles frontaliers dans le sud du pays.
Les accords principaux encadrant actuellement la problématique migratoire tripolitaine, renouvelés en 2019, sont le mémorandum d’entente sur la migration, signé en 2017 par l’Italie et la Libye[8]Gouvernement de la République italienne, Memorandum d’intesa sulla cooperazione nel campo dello sviluppo, del contrasto all’immigrazione illegale, al traffico di esseri umani, al … Continue reading ainsi que la Déclaration de Malte, signée le lendemain par les membres du Conseil européen[9]Conseil européen, Déclaration de Malte par les membres du Conseil européen concernant les aspects extérieurs des migrations : remédier à la situation le long de la route de la Méditerranée … Continue reading. Leur mise en œuvre a immédiatement entraîné une forte baisse du nombre de traversées de la Méditerranée et de décès en découlant. Cependant, la fermeture de la route de la Méditerranée centrale a aussi eu pour effet de bloquer des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants à Tripoli, où leurs droits sont bafoués et leurs perspectives d’avenir très minces. Ces deux accords, dont l’objectif affiché par l’Italie et l’UE est de « remédier à la situation le long de la route de la Méditerranée centrale[10]Ibid. », protègent donc davantage leurs frontières que les droits des migrants.
Être « indésirable » à Tripoli ou les conséquences de choix politiques
La Libye a longtemps été un trou noir pour la communauté internationale, y compris pour les acteurs du système international de l’aide. La chute du régime autoritaire libyen en 2011 a permis une timide ouverture sur Tripoli, exposant alors aux yeux de la communauté internationale une situation urgente de violation des droits humains.
La capitale libyenne compte des centres de détention : vingt-quatre centres officiels gérés par l’État libyen[11]Francesca Mannocchi, Pris au piège : Dans les centres de détention en Libye, Blog de l’Unicef, 22 février 2017, https://blogs.unicef.org/fr/blog/centres-detention-libye/, et d’autres non-officiels gérés par des milices, dont il est impossible d’estimer le nombre. Les migrants y sont retenus en attendant une hypothétique régularisation de leur situation. Dans les faits, il s’agit de lieux d’exploitation : les détenus constituent une main d’œuvre peu chère et sont sujets à diverses exactions, comme l’exploitation sexuelle – y compris dans les camps officiels, dont les responsables sont pénétrés par des trafiquants profitant de la faiblesse des institutions publiques pour y organiser leurs réseaux[12]Frédéric Bobin, L’enfer migratoire libyen (série de 3 articles), Le Monde Afrique, 16, 24 et 25 août 2017.. En 2020, un capitaine d’une unité de garde-côtes de Zawiyah a ainsi été mis en accusation par le Conseil de Sécurité de l’ONU et arrêté pour traite d’êtres humains, et ce alors même qu’il avait été reçu trois ans auparavant par le Premier Ministre italien Marco Minniti dans le cadre de négociations sur l’arrêt des flux migratoires. Sombres, surpeuplés, peu ventilés et dépourvus des infrastructures sanitaires nécessaires, les centres ne respectent également aucune norme et présentent des conditions qui portent atteinte à la santé physique et mentale des détenus. La seule assistance médicale apportée aux prisonniers vient d’organisations non gouvernementales (ONG), comme Médecins Sans Frontières qui apporte, sous accès restreint par les autorités, des soins dans certains centres depuis 2016[13]Médecins Sans Frontières, Libye : assistance aux migrants, 5 février 2018, https://www.msf.fr/decouvrir-msf/nos-operations/libye-assistance-aux-migrants.
Tripoli est aussi particulièrement touchée par le conflit entre le gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU et les forces du maréchal Haftar. Les centres de détention à proximité de zones d’affrontement se retrouvent entre deux feux et sont parfois la cible directe des combats. En juillet 2019, une attaque aérienne visant le camp de détention de Tadjourah dans la banlieue de Tripoli a ainsi fait plus de 130 blessés et cinquante-trois morts[14]Tweet du compte World Health Organization in Lybia du 5 juillet 2019, https://twitter.com/WHOLIBYA/status/1147078120215928832?s=20.
Les ONG humanitaires sont tiraillées entre la dénonciation de ces conditions de détention et le silence, qui leur permet de conserver leur accès aux centres et ainsi porter secours aux migrants. Ce dilemme est l’illustration de ce que Michel Agier appelle le « gouvernement humanitaire », formé de la solidarité « entre le monde humanitaire (la main qui soigne) et la mise en ordre policière et militaire (la main qui frappe)[15]Michel Agier, op.cit., p. 15. ».
En 2017, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations initient un mécanisme d’évacuation des migrants les plus vulnérables et de ceux éligibles à la protection internationale. Leur est proposé un billet pour un « retour volontaire » dans leur pays d’origine ou un vol vers un autre pays de transit, principalement au Niger, y compris pour les personnes dont les demandes d’asile sont en cours d’instruction[16]Julia Pascual, « Les migrants bloqués en Libye « ont le choix entre errer en Méditerranée ou mourir bombardés » », Le Monde, 4 juillet 2019, … Continue reading.
Malgré une situation catastrophique, les recommandations du HCR et les alertes de nombreuses ONG, aucune mesure concrète de mitigation n’a été mise en place, ni par la Libye, ni par l’Italie ou l’UE. Ces dernières ont préféré renouveler, à l’identique, leurs accords mutuels de coopération migratoire. Les conséquences pour les migrants présents dans la région de Tripoli demeurent graves et ont toutes les chances de perdurer étant donnée la continuité des pratiques d’interception, de refoulement et de rapatriement de ceux tentant de traverser la Méditerranée.