Publié le 20 octobre 2023
Dans le cadre de notre partenariat avec le Master Développement et action humanitaire du département de sciences politiques de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, nous vous présentons ici le premier article de la série 2023 « Le Campus d’AH ». Lune Culmann, Floriane Jazeron et Lilia Mechmache s’interrogent ici sur le bilan de la diplomatie féministe française depuis 2018.
En 2014, la Suède est le premier pays à revendiquer une « politique étrangère féministe[1]Piotr Smolar, « La diplomatie féministe, un concept en devenir », Le Monde, 17 novembre 2020, … Continue reading», progressivement suivie par la France qui, depuis 2018, se réclame d’une « diplomatie féministe[2]Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Stratégie internationale de la France pour l’égalité entre les femmes et les hommes (2018-2022), 2018, … Continue reading ». Son but ? Promouvoir l’égalité femmes-hommes à la fois dans les actions extérieures et intérieures du pays grâce à une approche intégrée du genre qui implique les femmes et les mouvements féministes tout au long de sa mise en œuvre. La diplomatie féministe française (DFF) implique théoriquement des financements spécifiques, significatifs et constants, mais aussi la création d’une organisation institutionnelle et administrative dédiée, dotée d’un système de redevabilité. Quel bilan peut-on tirer de la diplomatie féministe française depuis 2018 ?
Tout d’abord, comme le décrit le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) en novembre 2020, on peut douter de l’efficacité de la DFF et lui reprocher sa définition ambiguë, sa dimension non contraignante ainsi que son manque de transversalité[3]Brigitte Grésy, Martine Storti, Cléa Le Cardeur, Coline Real et Aanaëlle Schimberg, La diplomatie féministe. D’un slogan mobilisateur à une véritable dynamique de changement ?, Haut Conseil … Continue reading. On peut également remettre en question l’exemplarité de la France en matière de lutte contre les violences de genre quand des ministres accusés de violences sexuelles sont nommés au gouvernement[4]Lénaïg Bredoux, Antton Rouget et Ellen Salvi, « Violences sexuelles : à LREM, la défaillance systématique », Mediapart, 25 mai 2022, … Continue reading. C’est pourquoi le HCE demande d’instaurer une instance d’évaluation et de redevabilité qui permette de garantir le respect des engagements de la DFF. L’historienne Laurence Badel rappelle en outre « [qu’] une bonne politique étrangère féministe intègre la question de la représentativité[5]Cristina Fraile Jiménez de Muñana, ambassadrice d’Espagne à Vienne, Conférence Vers une politique extérieure féministe : un renouvellement de la diplomatie pour faire face aux enjeux mondiaux … Continue reading ». Pourtant, en 2021, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères comprenait seulement 28 % d’ambassadrices et 30 % de consules générales[6]Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, « L’égalité femmes-hommes au ministère », mai 2022.. On distingue ici le paradoxe d’une DFF qui promeut l’égalité à l’extérieur, mais lutte toujours en interne contre un héritage patriarcal dont le plafond de verre limite la féminisation des postes[7]Cristina Fraile Jiménez de Muñana, Vers une politique extérieure féministe…, op. cit..
En raison de ses travers, la DFF ne s’apparente-t-elle pas davantage à un outil de communication utilisé à des fins politiques qu’à un réel levier de remise en cause du système patriarcal et néocolonial ? Pourtant, la diplomatie féministe pourrait constituer un outil non négligeable de lutte contre les violences basées sur le genre. En 2021, la France inscrit dans la loi sur le développement un objectif visant à consacrer 75 % de l’aide publique au développement bilatérale à l’égalité femmes-hommes d’ici 2025[8]Loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, JORF n° 0180 du 5 août 2021, … Continue reading.
La DFF offre un cadre d’action prometteur dans la lutte contre les violences basées sur le genre et la promotion de l’égalité dans le secteur de l’humanitaire. La DFF permet d’allouer des financements considérables aux ONG internationales et locales afin de soutenir la réalisation de l’objectif de développement durable numéro 5 (ODD5). Ce financement accru donne aux organisations les moyens nécessaires pour mettre en œuvre des initiatives concrètes visant à éliminer les inégalités de genre, à prévenir et à répondre aux violences basées sur le genre, ainsi qu’à promouvoir l’autonomisation des femmes et des filles. Des actions ont d’ores et déjà été mises en œuvre comme ce fut le cas lors du Forum Génération Égalité en 2019. La France a notamment alloué une enveloppe de 120 millions d’euros au Fonds de soutien pour les organisations féministes des Suds. En 2021, 48 millions d’euros ont ainsi permis de financer des organisations féministes locales. Le Fonds mondial pour les survivantes de violences sexuelles liées aux conflits, lancé par des prix Nobel de la Paix, le Dr Denis Mukwege et Nadia Murad, et soutenu par la France à hauteur de 6,2 millions d’euros lors de sa présidence du G7 en 2019, illustre également cet engagement[9]Allocution d’Emmanuel Macron, « Conférence de presse finale du Président de la République à l’issue du Sommet du G7 à Biarritz », Ambassade de France en Chine, 26 août 2019, … Continue reading. Il en va aussi du programme AFAWA, une initiative panafricaine qui favorise l’accès des femmes au financement en Afrique, et à laquelle la France s’est engagée à verser 135 millions d’euros[10]Ibid..
Si ces multiples mesures financières annoncent une entrée en matière dans la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, il convient de renouveler ces actions à différentes échelles et sur le long terme afin d’obtenir un impact concret. Les financements ne disposent pas de mécanismes de redevabilité, traduisant ainsi un manque criant de visibilité sur la manière dont ces fonds sont véritablement versés. Par exemple, en réponse à la menace croissante de nouveaux conflits résultant des conséquences du changement climatique, l’agenda « Femmes, Paix, Sécurité » pourrait être une priorité d’action de la politique étrangère féministe de la France[11]Reminy-Elizor Stella, Ricci Julia et Versavel Héloïse, « La politique étrangère féministe pour atteindre les objectifs de développement durable », sous la direction de Déborah Rouach et … Continue reading. Le gouvernement français pourrait augmenter les financements pour les formations des femmes susceptibles de participer aux négociations de paix et aux opérations de maintien de la paix et proposer l’introduction de quotas dans les instances de négociation et de signature d’accords de paix. Face à l’opposition conservatrice de certains dirigeants, il est nécessaire d’adopter une position solidaire en faveur de la participation des femmes et de démontrer une intolérance envers toute violation de leurs droits[12]Ibid..
En vertu de sa DFF, on pourrait également imaginer que la France mette en œuvre un programme d’accueil humanitaire d’urgence pour les femmes persécutées en raison de leur genre[13]Tribune collective, « Femmes afghanes : “La France, si prompte à affirmer conduire une diplomatie féministe, a les moyens d’agir pour elles” », Le Monde, 21 avril 2023, … Continue reading. À l’instar de son voisin danois[14]« Le Danemark va systématiquement accorder l’asile aux Afghanes », Le Monde avec AFP, 30 janvier 2023, … Continue reading, et en vertu du principe de promotion de l’égalité au cœur de sa diplomatie féministe, la France pourrait faire le choix d’attribuer systématiquement le droit d’asile aux femmes afghanes par exemple. La DFF a la possibilité d’offrir un cadre d’action pour faciliter la délivrance de visas, augmenter l’aide humanitaire apportée aux pays de transit et renforcer l’accueil des réfugiées en France. On aurait pu imaginer qu’en septembre 2021 la France soutienne le Parlement européen dans son appel à la création d’un visa humanitaire spécifique pour accueillir les femmes afghanes[15]Parlement Européen, « Les députés appellent à un programme spécial de visas pour les femmes afghanes demandant une protection », Communiqué de presse, 16 septembre 2021, … Continue reading. Ces situations révèlent l’ambivalence d’une DFF prompte à une forme de féminisme circonscrit.
En définitive, la diplomatie féministe française est porteuse d’espoir en ce qu’elle pourrait permettre de promouvoir l’égalité femme-homme. Mais du fait de son manque de redevabilité, de transversalité et de représentativité, elle s’apparente davantage à un outil de communication, voire à du genderwashing, qu’à une réelle politique transformative. L’enjeu est de la rendre contraignante et qu’elle ne se limite pas à un slogan mobilisateur servant manifestement, pour l’heure, d’autres objectifs[16]Brigitte Grésy, Martine Storti, Cléa Le Cardeur, Coline Real et Aanaëlle Schimberg, La diplomatie féministe…, op. cit..