Les relations entre médias et acteurs humanitaires – depuis longtemps observées et analysées – sont marquées par une interdépendance stratégique, mais aussi par des défis liés à l’indépendance des uns et des autres et à la véracité des informations. Au cours des cinquante dernières années, les relations entre les médias et l’humanitaire ont évolué de manière significative. Si les journalistes ont souvent été des soutiens engagés dans les années 1970, les crises humanitaires ont principalement été relayées par des reportages sensationnalistes au cours des années 1980, comme lors de la famine en Éthiopie en 1984-1985. Et puis, au diapason de la création de la direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes (ECHO) en 1992, les organisations humanitaires ont davantage professionnalisé leurs relations publiques dans les années 1990[1]Rony Brauman et René Backmann, Les médias et l’humanitaire. Éthique de l’information ou charité-spectacle, CFPJ Éditions, 1996 ; Susan D. Moeller, Compassion Fatigue. How the Media Sell … Continue reading. Faisant face aux critiques sur leur dépendance aux médias tout en devant affronter différentes crises qui ont altéré leur image, les acteurs humanitaires ont repensé leurs stratégies de communication pour concilier efficacité et éthique[2]Jonathan Benthall, Disasters, Relief and the Media, Sean Kingston Publishing, 2010; Johannes Paulmann (ed.), Humanitarianism and Media. 1900 to the Present, Berghahn Books, 2018.. L’émergence d’Internet et des réseaux sociaux dans les années 2000 a transformé le paysage, permettant aux organisations de devenir elles-mêmes des médias en publiant directement leurs messages et contenus journalistiques pour constituer, fidéliser, et mobiliser leurs communautés en ligne.
Cette évolution a certes permis de reconfigurer la relation avec les journalistes professionnels, mais elle a également conduit à une saturation de l’information et à une concurrence accrue pour capter l’attention, les discours des acteurs humanitaires ne permettant pas toujours de toucher un vaste public dans l’espace public numérique[3]Glenda Cooper, Reporting Media Disasters in a Social Media Age, Routledge, 2019.. En suivant les évolutions des pratiques, la recherche sur la communication humanitaire s’est d’abord essentiellement concentrée sur la professionnalisation des relations publiques au sein des organisations non gouvernementales (ONG). Cependant, un nombre croissant de travaux enrichissent aujourd’hui la compréhension de la diversification des acteurs qui participent à la conception des discours humanitaires[4]New Media Networks, www.newmedianetworks.net, par exemple, qui propose LivingEvidence, pour accompagner des projets de solidarité pour une information « accessible et participative » en temps … Continue reading, ou bien des contextes géopolitiques de production d’information, dans un monde globalisé où Al-Jazeera et le China Global Television Network concurrencent CNN, des caractéristiques de ce que l’on a appelé le « journalisme humanitaire »[5]Martin Scott, Kate Wright and Melanie Bunce, The State of Humanitarian Journalism, University of East Anglia, October 2018, … Continue reading.
Ainsi, au fil de ces décennies, médias et acteurs humanitaires ont appris à constamment naviguer entre collaboration et distance pour garantir une information responsable et éthique. En somme, ces relations reposent sur un rapport particulier entre l’événement, en tant que construction médiatique de l’information, et le discours des acteurs humanitaires, organisé en fonction de stratégies discursives des organisations.
Le projet de solidarité redéfinit, en soi, la communication. Il met en scène non seulement des crises, des causes et des engagements, mais aussi des arguments qui légitiment l’action et soulignent le principe de responsabilité vis-à-vis des différents publics. À côté des pratiques classiques de communication institutionnelle et de celles visant la collecte de dons, les acteurs humanitaires développent des campagnes spécifiques d’information, de sensibilisation ou de plaidoyer, constituant ainsi un véritable laboratoire d’adaptation et d’innovation. Ils développent de nouvelles compétences en tant que producteurs et diffuseurs de contenu informationnel.
Pour autant, la question des nouvelles postures informationnelles des acteurs humanitaires dans l’espace public numérique dépasse le domaine des outils et techniques de communication. Cette dimension informationnelle révèle des transformations dans les discours de solidarité, non seulement dans les rapports entre acteurs, mais aussi dans les formes d’engagement et, plus largement, dans l’expression politique et citoyenne des organisations qui auraient dépassé le récit compassionnel des appels traditionnels pour aller vers des stratégies de communication « post-émotionnelles », souvent liées à des pratiques de consommation ludique ou ironique[6]Lilie Chouliaraki, The Ironic Spectator: Solidarity in the Age of Post-Humanitarianism, Polity, 2012..
Aujourd’hui, les acteurs humanitaires adoptent sur les réseaux sociaux une relation dialectique entre information (expertise, légitimité) et communication, et mettent généralement en place une stratégie en deux étapes : d’abord, la construction d’une légitimité à partir de la diffusion d’informations ; puis, l’orientation des utilisateurs vers des outils de fidélisation, permettant de constituer et d’animer de véritables communautés des donateurs.
D’un côté, les ONG deviennent des représentants de « donacteurs », voire de « citoyens-acteurs », offrant ainsi une forme d’empowerment participatif[7]Marion Carrel, « Injonction participative ou empowerment ? Les enjeux de la participation en France », Les Politiques Sociales, n° 3-4(2), 2017, p. 79-89.. Bien utilisés, les dispositifs numériques peuvent valoriser leurs discours sur les causes de solidarité, les crises politiques et humanitaires, les vulnérabilités ou les victimes, et révéler des crises oubliées des grands médias. Ces discours, fortement informationnels, coexistent désormais en « concurrence » avec le discours journalistique, souvent axé sur les crises « visibles », tant ils reposent sur des critères différents en matière d’agenda et de ligne éditoriale et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes économiques que les médias. En plaçant le donateur/militant au centre de la communication et en contribuant à la construction de communautés autour de leurs engagements, les ONG utilisent les réseaux sociaux comme des dispositifs participatifs, à la fois pour la communication et l’échange d’informations. De cette manière, le numérique redéfinit la participation citoyenne et génère de nouvelles formes d’engagement, d’éducation et de valorisation de l’action solidaire.
D’un autre côté, la transparence et l’émotion, caractéristiques des discours dans l’espace public numérique, peuvent contribuer à une « fictionnalisation » des récits, à la fragmentation du lien social et à l’illusion de la « communauté » qui ne serait que l’addition de réflexes compassionnels new generation (syndrome du « clic humanitaire »). L’engagement, bien que multiplié, devient plus volatile, construit autour d’idéaux davantage que de causes, et s’envisage souvent en opposition à d’autres. Cette dynamique est quasi paradoxale : d’un côté, elle favorise la construction de communautés et, de l’autre, elle accentue les divisions, à l’image des algorithmes des réseaux sociaux.
Dans cette construction de l’information, il faut aussi compter avec la présence de fake news qui, dans le secteur humanitaire, soulèvent des questions spécifiques. En tant que sources d’information pour les médias, notamment sur des terrains difficiles, les humanitaires peuvent régulièrement faire face à la circulation de fausses informations, comme ce fut le cas pendant l’épidémie de Covid-19[8]Organisation mondiale de la Santé, Se mobiliser pour lutter contre les rumeurs sur la riposte à la COVID-19 en République démocratique du Congo, 4 mars 2022, … Continue reading. Mais l’on peut aussi penser aux rumeurs nées à l’occasion de la crise Ebola en 2013-2014, voire, plus anciennes encore, celles faisant état de trafic d’enfants après le tsunami de 2004. Par ailleurs, les organisations humanitaires deviennent de plus en plus souvent la cible de campagnes de désinformation visant à discréditer leurs actions et leur crédibilité, ce qui réduit la confiance du public – l’exemple le plus significatif ayant été la campagne de désinformation vis-à-vis du Comité international de la Croix-Rouge au début du conflit en Ukraine[9]Comité international de la Croix-Rouge, « Conflit armé international Russie-Ukraine : halte aux fausses informations sur l’action menée par le CICR », 26 juin 2024, … Continue reading.
Dans le cadre de ce numéro, nous souhaitons donc interroger les défis liés à la communication humanitaire, qui s’est construite historiquement pour arriver à notre époque. Une époque marquée par l’avènement du numérique, des fake news et de la « post-vérité »[10]Alain Cambier, Philosophie de la post-vérité, Éditions Hermann, 2019.où l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion ou les croyances l’emportent sur la réalité des faits, où la frontière entre vrai et faux s’articule de manière plus floue, où les faits sont souvent interprétés ou manipulés pour servir des intérêts spécifiques. Les organisations humanitaires doivent à nouveau réinventer leur communication – et au-delà, leur image et crédibilité – tout en respectant les principes d’éthique, de transparence et de confiance.
Avec le recul qu’offrent cinq décennies de développement d’un humanitaire militant porté par les ONG aux côtés des acteurs traditionnels (CICR et Nations unies), quelles seraient les principales étapes dans l’histoire des relations entre médias et acteurs humanitaires ? Quelles sont les stratégies des organisations face aux nouveaux enjeux informationnels ? Comment pensent-elles leur rôle dans l’espace public numérique et l’impact de leur communication sur les réseaux sociaux ? Quelles pratiques mettent-elles en place pour limiter les risques face aux fausses informations et aux cyberattaques ? Doivent-elles s’engager davantage dans des partenariats avec les médias et/ou d’autres acteurs pour encourager l’esprit critique citoyen, en passant par une meilleure éducation aux médias et à l’information éthique ?
Vous trouverez dans ce numéro des réponses à ces questions et des solutions proposées par différents acteurs de la solidarité, mais également de nouvelles interrogations face aux défis du numérique et de l’intelligence artificielle (IA). Émilie Poisson met ainsi en lumière les défis éthiques, méthodologiques et politiques de la datification et plaide, à juste titre, pour des données plus contextualisées, transparentes et coconstruites avec les communautés, afin de préserver leur crédibilité et leur capacité à orienter des décisions justes et efficaces. Plus généralement, la question de l’éthique dans l’usage des images humanitaires est primordiale. Maria Gabrielsen Jumbert considère que la méfiance et la désinformation caractérisent et complexifient le paysage général, surtout au vu des pratiques faisant appel à l’IA dans la création et la diffusion des images. Certaines ONG deviennent elles-mêmes la cible de campagnes de désinformation. Les ONG doivent dès lors repenser leur stratégie visuelle collectivement, renforcer la transparence et préserver la confiance, sans céder à la simplification ou à l’inauthenticité. Cette thématique est encore prolongée par le retour analytique qu’opère Valérie Gorin à propos d’une conférence récemment organisée par la Fondation Brocher à Genève, qui rassemblait éthiciens, spécialistes de culture visuelle, créateurs d’images et experts en santé publique, pour penser les biais structurels des IA génératives. Plutôt que de renouveler les représentations autour de l’humanitaire, ces IA perpétuent des clichés misérabilistes et manifestent des biais de genre et de race. S’interrogeant sur la nécessaire reconfiguration de l’éthique visuelle des ONG, les débats rapportés par l’autrice soulignent la nécessité de repenser les enjeux de la participation des communautés affectées dans les stratégies de visibilité à l’heure du tout numérique.
L’article de Tom Ansell explore quant à lui deux formes de communication humanitaire : l’une basée sur le partage de connaissances « tacites » (émotionnelles, narratives) destinées au grand public et aux donateurs, l’autre centrée sur des connaissances « explicites » (techniques, formalisées) utilisées dans la programmation. Il met en lumière les tensions liées aux hiérarchies de savoirs, notamment l’impact du colonialisme et de l’universalisation des connaissances scientifiques, qui peuvent marginaliser les savoirs locaux. L’auteur propose une « troisième voie » combinant ces deux types de savoirs pour une communication plus efficace, contextuelle et respectueuse des bénéficiaires, valorisant à la fois les émotions et la rigueur technique afin d’améliorer les résultats humanitaires. Il convient de rappeler, comme le fait Lubiana Gosp-Server, que les ONG humanitaires évoluent aujourd’hui dans un contexte marqué par la « post-vérité », où les violations délibérées du droit international et la prolifération de fake news minent leur action. Ces organisations, souvent les seuls témoins sur le terrain dans des zones inaccessibles aux journalistes, sont ciblées par des campagnes de désinformation et accusées à tort d’être des instruments de politiques étrangères ou militaires. L’« infobésité » sur les réseaux sociaux noie les crises majeures, limitant la couverture médiatique et réduisant les financements. Pour faire face à toutes ces menaces, les ONG doivent investir dans des stratégies de communication innovantes, développer des campagnes conjointes de plaidoyer, et renforcer la diplomatie humanitaire tout en donnant davantage la parole aux populations affectées, souvent marginalisées dans le débat public. L’article d’Amal Abou El Ghayt-Huart, de Première Urgence Internationale, analyse la valeur essentielle du témoignage dans l’action humanitaire à l’ère de l’IA. Le témoignage authentique permet en effet de garantir crédibilité, redevabilité, impact social et sensibilisation, tout en documentant des crises souvent oubliées. L’IA facilite la diffusion et l’analyse rapide des témoignages, mais engendre des risques majeurs, notamment la désinformation et la perte d’authenticité. Les organisations humanitaires doivent donc encadrer l’usage de l’IA en respectant des principes éthiques comme « ne pas nuire », tout en garantissant la cohérence entre discours et actions, notamment face à l’impact environnemental des technologies. Enfin, une gouvernance collective et responsable est nécessaire pour maîtriser ces enjeux. Les questions autour du rôle du témoignage sont également présentes dans les considérations de Médecins Sans Frontières pour construire sa stratégie de communication publique à l’heure de la désinformation. Pour la section française de l’ONG, Andrea Bussotti, Anaïs Deprade et Agnès Varraine-Leca interrogent ainsi l’importance du témoignage, vu non seulement comme une obligation morale, mais surtout comme un acte politique dans des contextes de guerre où les humanitaires se retrouvent de plus en plus comme les derniers témoins directs des violences. En Syrie, en Ukraine ou à Gaza, MSF documente et dénonce ces violences, bien que des tensions internes soient manifestes quand il s’agit de compiler des données pour pointer les responsabilités. De ce fait, MSF doit veiller à la crédibilité et la précision de ses messages, et s’appuie souvent sur son intime conviction, en étayant ses témoignages par des observations et la triangulation des informations.
En prolongement de ce dossier riche, bien que non exhaustif, nous avons recueilli le témoignage de Sandrine Kaké, Camerounaise et fondatrice de la Fondation canadienne DAKS, accessible dans la rubrique Forum de notre site. Cette organisation modeste, profondément ancrée au Cameroun tout autant que connectée aux pays du Nord, notamment le Canada, a pour mission d’améliorer les conditions de vie dans les zones rurales de son pays d’origine, en particulier via l’accès à l’eau potable, l’éducation et les soins de santé. La Fondation insiste sur l’importance d’une communication solidaire transparente, authentique et engageante, impliquant donateurs et bénéficiaires, et privilégie le suivi sur le terrain, les témoignages et les outils numériques pour informer sa communauté.
Nous pouvons observer, au travers de ces multiples contributions, les mots-clés qui caractérisent, selon nous, la thématique abordée dans ce numéro : un contexte complexifié par des crises, « l’infobésité », les fake-news, et l’usage de l’IA pour la création de contenus. Dans un espace public numérique qui ne cesse de faire enfler les enjeux et les risques dans leur travail d’information et de communication, les ONG sont invitées à repenser leur sens de la responsabilité, de la cohérence et de l’éthique, de manière à ne pas s’éloigner de ce que le terrain peut « dire » à leurs publics, à pratiquer systématiquement la contextualisation de l’information tout en sauvegardant, par des stratégies et pratiques innovantes, la puissance de leur voix.
Crédits photo : Afif Ramdhasuma

